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De loin en loin

Ressentis, engagements, appropriations, révoltes, doutes, certitudes, réflexions…
Un peu de littérature aussi, de philosophie, d’écriture s’il se peut, de poésie.
Et de musique, on en a tellement besoin !
C’est dans cette approximative petite lucarne que verront le jour, périodiquement,
mais irrégulièrement sans doute, mes humeurs pas toujours égales.
Et s’il se pouvait que vienne y réagir l’une ou l’autre intelligence,
je ferai le trajet de n’en être pas peureux.

Belle découverte à vous !

La fanfare et le fanfaron

Partages, Révoltes Posted on 1 avril 2023 12 h 12 min

“Le fascisme, c’est le mépris. 
Inversement, toute forme de mépris, 
si elle intervient en politique, 
prépare ou instaure le fascisme.”


Albert Camus in Lhomme révolté” (1951)


C’est une sorte de fable, de métaphore, d’allégorie.
C’est un peu caricatural peut-être.
Comme l’est la sauvage réalité qu’elle veut s’essayer à raconter.

Ça commence naïvement.
Comme ceci :

Dès le début,
lors de la première lecture de la partition déjà,
on avait été pris d’un doute.

C’était symphonique, emphatique, grandiloquent le plus souvent,
avec une sonnerie de trompette naturelle
qui revenait, revenait, revenait.
C’était un ré fa sol,
le sol, dans la dernière reprise,
mourant sans jamais de nuance,

et semblant n’annoncer qu’une précoce crise d’asthme…
Plat, mais qui était censé atteindre l’inaccessible.

“Pompier”, avait jugé l’un depuis son pupitre;
“prétentieux”, avait maugréé l’autre, un joueur de tuba;
“du pipeau !”, avait pipeletté une jeune flûtiste;
“jupitérien !”, avaient osé, enthousiastes, en tapant dans les mains,
quelques-uns qu’on n’avait jamais vu aux répétitions.

Rien qu’à la lecture, avant même de jouer, c’était épuisant.
Mais – la vie est ainsi faite parfois – ça en avait emballé plus d’un.
On leur avait tant et tant répété que c’était si nouveau,

que, par peur d’avoir l’air dépassés, ils avaient adoré…
Il fallait balayer tout ça qui était l’ancien monde,
les vieux accords, les notes pointées, les soupirs,
les vieilles harmonies, les syncopes
,
il fallait remettre la musique, la vraie, en marche !

Il était dit que, l’avenir,
il faudrait aller le chercher avec les dents,
avec ce nouveau chef à la baguette, si sûr ce lui, si coquet,
si entrepreneur, si entreprenant, si intransigeant,
qui se moquait allègrement
de qui, dans l’orchestre, devait se poser là, là, ou là (lalala lala…)
“À gauche ? À droite ? C’est comme vous voulez !
La gauche, la droite, ça n’existe pas !”
hurlait-il, les bras au ciel, le menton conquérant…
“Non, pas là ! mettez-vous un peu plus à droite, si vous voulez bien.
Encore un peu plus ! Voilà, c’est bien comme ça.”


Donc,
lors de la première lecture, j’y reviens,
trainaient déjà au fil des mesures et des dissonances prétendument modernistes,
des discordances, des duretés, des empêchements.
Et pourtant, allez savoir comment, par quelle sombre magie,
ils avaient réussi, le chef à la baguette et un
aréopage de conseillers très chers payés,
à en faire une musique,
tonitruante certes, mais dont on allait devoir se contenter,
et dont il était prévu
que nous serions les exécutants.

C’est comme ça qu’on nous avait présentés :
des exécutants.

Cette musique, donc,

c’est eux et personne d’autre, aimaient-il à répéter,
qui l’avaient conçue.
Habitués des fausses notes,
ils étaient indifférents aux accords, aux désaccords,
aux harmonies, aux disharmonies…
Ils avaient décrété qu’ils connaissaient la musique.
Ils n’en appréciaient en fait que celles à deux temps,
le plus souvent militaires,
qui sont celles de l’ordre, de la marche en avant,
de la retraite mal consentie.
Du reste, jamais cette musique-là, la leur, ne battrait en retraite,
clamaient-ils un peu plus que souvent.

Très tôt, dans l’orchestre, des voix s’élevèrent,

qui craignaient les pires cacophonies,
mais il était déjà trop tard.

Écrivant ces mots-là,
je me rends compte que tout semblait dit,
que le maléfique chef d’orchestre dirigerait son orchestre
sans tenir compte de l’orchestre,
préférant sa propre partition (pas très ragoûtante)
à celle à laquelle il avait juré de conjuguer son talent qu’il estimait immense
le jour ou l’orchestre l’avait,
avec des pincettes,
préféré à sa tête, lui,
plutôt qu’une folklorique tambourinaire
qui hurlait (encore) plus fort que lui.

La musique ne se fait pas sans âme.
Ça, les initiateurs du nouveau monde, de la “nouvelle” musique
semblaient l’avoir ignoré.
Elle ne se fait pas non plus sans musiciens, je veux dire sans “instrumentistes”.
Moins encore contre eux.

Le grand chef avait beau gesticuler,
assumer (mot qu’il chérissait et dont il abusait) son anxieux autoritarisme,
une fronde, dans l’orchestre, petit à petit pointait.
On ne supporterait pas plus longtemps les hitlérismes
de celui qu’on appelait avec ironie
“Le Président”…

Faute d’intelligence,
faute d’humanité,
faute de sincérité aussi, de la plus élémentaire humilité,
faute d’empathie, d’écoute, de capacité à s’inventer,

le Maestro, empêtré dans sa brutalité,
ne comprit jamais que la messe (ce mot lui va si bien !)
était dite.
Les uns après les autres, les musiciens, meurtris, quittaient le navire.
Les cuivres en premiers, puis les bois, puis les percussions s’égaillèrent.

Tous partirent.
Ne restèrent plus que quelques aveugles thuriféraires

qui continuaient d’y croire à cette musique et à son militaire.
La clique était dissoute. Eux persistaient à faire la claque.
Et le grand chef dut, au bout du compte,
prendre ses cliques et ses claques.

La musique pouvait reprendre ses droits.

Avec des musiciens cabossés, peut-être,
mais quel plaisir de les entendre à nouveau respirer !

Ironie signée Bertolt Brecht


À bientôt !



Mi-litant mi-sérable

Partages, Révoltes Posted on 12 février 2023 17 h 28 min

Ça y est, on bat le pavé.
Pour réveiller le printemps,
pour brûler les sorcières.

Partout, sur les calicots, les pancartes,
des mots pas heureux,
des mots en rage, fatigués mais en rage, en rage fatiguée.
Des mots qui font le boulot primaire des mots
et qui consiste, on l’oublie trop, à ne pas se taire.
Alors, les mots, quand ils en prennent conscience,
s’inventent des poumons pour accompagner le cœur
et hurlent que non ! on ne nous la fera pas, cette injustice-là.

Cette injustice-là, c’est cette histoire de “retraite
qui agite la France aujourd’hui
et pas, comme disent d’incertains,
d’autre pays.

Parce que, personne ne doit l’ignorer,
Les Français sont des fainéants.

On connaît ces rengaines qui puent.
Le “pouvoir” nous les serine :
La France est le plus beau pays du monde, c’est évident,
mais les Français sont des veaux
(dixit Charles de Gaulle, Président de la République qui a cessé de nuire),
des Gaulois réfractaires
(dixit Macaron Premier, pâtissier à Amiens qui n’a pas cessé de nous emmerder)…

Donc, Veaux et Gaulois, nous battons le pavé,
histoire de – merde ! – ne pas se laisser écraser,
vous voyez un peu ?
Une manif, quoi.
Avec des militants, avec des mômes de militants,
avec des exaspérés,
avec des qui tirent le diable par la queue, et c’est souvent pour ça qu’ils sont exaspérés,
avec des bobos (ben oui, pourquoi ils ne seraient pas là, les bobos ? valent moins que les autres ?),
avec des papis et des mamis et des amis,
avec quelques élus aussi qui ont décidé de faire le job, c’est pas fréquent, mais oui,
avec tout ce que la région d’ici compte de mécontents
et qui ont pu ne pas aller se taire ce matin au turbin…
Des poignées, bien plus que des poignées,
d’indésirables.

64 au lieu de 62 !
Un score de basket pour une défaite sociale !
Mais est-ce bien le sujet ?

Limiter la révolte “contre la réforme
à cette seule question-là (celle de la durée),
c’est donner du grain à moudre aux éblouis du travail,
du mérite et de l’ascenseur qui n’existe pas,
et qui prétendent encore,
que c’est dans la fatigue, dans l’épuisement,
que l’homme se déploie,
qu’il a sa seule raison de vivre
(oubliant que le travail a été et est de tout temps un mode d’oppression / soumission).

Travailler plus,
insupportable credo d’une caste qui n’imagine pas
que le travail puisse être un choix,
un choix dont le travailleur est seul maître.
Ou alors c’est l‘esclavage, je me trompe ?

On bat le pavé.
Pour réveiller le printemps,
pour brûler les sorcières.

Des banderolles, des pancartes, des calicots.
J’en découvre un, de calicot, insultant, affligeant.
Désolé pour lui.

Plus près, une jeune femme, un peu devant, sur une pancarte trop petite,
a recopié ceci :

“La bonté est de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galérien. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.”
Bertrand Russel 1932.

Songer à aller l’embrasser.

La manif continue, serpente.
Il y a comme une sorte de soleil dans le ciel.
Il fait un peu moins froid.
De la musique.

Trouver les moyens de refuser.
Réfléchir.

Je me souviens :
Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner.

Pas tout à fait inutile.



Directeurs de casting de la précarité

Partages, Révoltes Posted on 4 février 2023 15 h 42 min

Directeurs de casting de la précarité

Ce titre n’est pas de moi.
Pas plus que le texte qui suit.

Simplement, suffoquant parfois
sous les émotions que nous propose
ce dont on aimerait parler ici, écrire,
les mots ne relaient pas fidèlement
nos révoltes, nos analyses.
Ils refusent de traduire nos bouleversements.

On a besoin d’un ami, ailleurs,
qui puisse traduire pour nous
ces amertumes, ces désespérances,
voire, plus simplement,
ces constats les plus criants
dont on croit parfois pouvoir se débarrasser.

J’ai décidé de reproduire aujourd’hui ici
un texte de Lola Lafon
paru ce jour dans mon quotidien préféré Libération.
J’espère qu’ils (Lola Lafon et Libération) ne m’en condamneront pas.


Voici :

“Madame,

Nous nous croisons plusieurs fois par semaine; il nous arrive d’échanger quelques mots, laborieusement, parce que nous ne parlons pas la même langue. Tout autour, ce ne sont que pas pressés, trajectoires décidées vers les grands magasins, les bureaux ou les espaces de coworking. Vous, vous restez là, assise au pied d’un distributeur de banque, non loin de la rue Saint-Lazare. Le savez-vous, madame, nous, qui tous les jours passons devant vous, sommes des spectateurs.

Chaque jour, nous jaugeons la véracité, la crédibilité de ceux et celles qui sollicitent notre aide. La misère qui nous convainc est celle qui ne nous incommode pas trop : elle est sans odeur, sans colère, sans discours incohérent, sans haleine alcoolisée. Une misère comme au cinéma. Les stigmates brutaux de la précarité nous éloignent aussi sûrement qu’un excès de beauté ou de santé. Il faut, pour nous émouvoir, avoir l’air «pour de bon» dans le besoin. Nous vous évaluons d’un seul coup d’œil, vous et votre sac à dos gris, votre pull turquoise et cette couverture rouge sombre dans laquelle vous vous emmitouflez quand il pleut.

Vous et votre blondeur peroxydée, ces cheveux teints qui attirent les regards. Un révélateur est un produit indispensable à toute coloration capillaire, vous ne pourriez pas être platine sans lui. Et vous, madame, en êtes également une, révélatrice. Votre présence oxygénée met en lumière les limites de notre compassion. Vos cheveux font obstacle à notre (médiocre) empathie. Nous le déplorons, ce choix cosmétique. Nous vous voudrions tout entière vouée à votre survie. N’est-il pas superflu, ce désir de blondeur, pour une personne comme vous ? Nous statuons sur la façon dont vous choisissez de dépenser vos rares pièces de monnaie, à l’image de ces maris, de ces pères, tout droit sortis des années 50, qui surveillaient le bien-fondé des dépenses de leur épouse.

Il y a quelques jours, vous m’avez poliment refusé une viennoiserie; vous auriez préféré un sandwich. Un passant qui s’apprêtait à vous laisser un Ticket-Restaurant s’est offusqué de votre remarque. Sa charité ne vous supportait pas en individu exprimant une préférence, un goût ou peut-être un dégoût. Ceux que celles que nous secourons, nous les voudrions redevables, reflets flatteurs de notre sollicitude, emplis de gratitude dès que nous faisons le moindre geste envers eux. En photo, un révélateur est un «bain chimique où l’on trempe le cliché pour faire apparaître l’image encore invisible». Vous avez beau être à terre, madame, vous nous regardez droit dans les yeux et nous renvoyez notre image : celle de contrôleurs traquant l’arnaque, vérifiant qui la mérite bien, sa piécette.

Dans un monde où nous nous sommes résignés à élire, faute de mieux, des hommes politiques que nous conspuons, ce triste pouvoir-là, nous nous y accrochons : celui d’évaluer. Il y a quelques semaines, lors de la cérémonie des Golden Globes, Cate Blanchett, lauréate du trophée de la meilleure actrice, a proposé qu’on en finisse avec les prix, une «hiérarchie patriarcale» qui oppose les comédiennes les unes aux autres. Si l’industrie hollywoodienne songe à renoncer à ces cérémonies, pour nous, il n’en est pas question. 

Tous les jours, que ça soit sans enthousiasme ou avec empressement, nous répondons à des enquêtes de satisfaction et distribuons les bons et les mauvais points. Ce chauffeur de taxi était-il aimable ? Notre enfant a-t-il un haut potentiel ? Et ce médecin, efficace ? Ça n’est pas tant notre avis que l’on sollicite, que notre goût de la sanction, du classement, que l’on excite. S’il existait une application qui vous évaluait, madame, vous seriez assurément très mal notée. Comme elle est laide, cette pensée qui nous traverse, fugace, quand on vous voit : si elle a les moyens de se teindre les cheveux… Notre passion pour la «bienveillance» – ce mot dont on se gargarise à longueur de post- Instagram et d’ouvrages de développement personnel – trouve sa limite. Mais quand, à quel moment sommes-nous devenus ces connaisseurs blasés, des directeurs de casting de la précarité ?Des spécialistes de rien qui estimons tout, et vous aussi, madame, comme vos cheveux. Demain encore, nous passerons devant vous, rapides et affairés. Mais nous n’allons nulle part, sans doute le savez-vous ; nous fuyons, terrorisés à l’idée de trébucher, de faillir et de perdre.”


Comme j’aurais adoré l’écrire, ce texte.
Penser comme lui ne suffit sans doute pas.
Mais voilà.

Bonne lecture à vous.



À tout bientôt ?



Rendez-nous les couleurs…

Amis, confluences…, Partages, Révoltes Posted on 16 janvier 2023 17 h 55 min

Rendez-nous les couleurs que vous nous avez volées pour vos affiches de Coca-Cola…
hurlaient Allen Ginsberg, Kerouac, et Burroughs, bref, la Beat Generation.

Ça date ?

Bien moins que Stefan Zweig qui s’interrogeait en 1925 déjà :
“D’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter avec elle, tout ce qui est coloré, tout ce qui est particulier dans nos vies ?”

Petite excitation franco-française aujourd’hui : le port de l’uniforme par nos jolies têtes blondes (obligatoirement blondes ?) à l’école ? au collège ? au lycée ?
Et bientôt pour sortir en no-boîtes ?

À l’heure où le Pouvoir,
toujours préoccupé des vrais besoins du peuple qui n’en peut plus,
a fait de ce sujet une de ses priorités (une passerelle jetée vers le RN, ça ne se refuse pas),
mon amie Gaëlle Boissonnard,
dont j’ai parfois relayé ici l’une ou l’autre humeur,
édite sur son blog un joyeux billet.
Je vous le propose .

À lire sans peurs.
Les reproches, on s’en fout un peu, non ?


À bientôt !



Sans tain

Partages Posted on 14 janvier 2023 16 h 04 min

Regarder les listes écrites ou non
de choses à faire,
de ces choses qu’on s’est résolu,
forcé par soi, par la fatigue ou, peut-être, la peur de soi,
à ne pas faire.

Je dis regarder, je ne dis pas lire ou relire, non.
Regarder. 
En avoir seulement la conscience.
À peine. Filigrane.
Et trouver ça énorme.
Trouver vertigineux le vide qui suit le n’avoir pas fait.

C’est comme relire un Journal qu’on aurait écrit il y a mille ans.
Fait de regrets (le temps fait son ouvrage).

Je n’écris pas de journal.
Je garde pour moi mes regrets.
Si bien que ne restent bientôt que peu de choses à dire
ici, ailleurs, ou même nulle part,
encore moins à écrire.

Et pourtant.
On s’obstine à faire que bouge encore un tant soit peu la pensée.
Non pas qu’on en espère qu’elle s’agite
comme un jeune gardon au bout d’une canne,
mais qu’elle continue de frémir, 
avec ce qu’on pourrait lui offrir de lucidité,
avec ce qu’on pourrait lui livrer de cœur aussi,
de révolte.
C’est si absolument nécessaire, la révolte.
Ça aide à chérir.

Nous vient le souci de savoir,
avant même que de commencer à penser,
si on ne se trompe pas sur tout,
si on ne s’est pas toujours trompé.
On se demande.

Le sourire, par exemple,
que j’adresse à un vieillard, à une vieillarde,
à un enfant, à une jeunesse qui passe,
est-il mon sourire,
je veux dire le mien,
celui que vraiment j’adresse ?

Et ce sourire, s’il ne l’est pas seulement,
qu’emballe-t-il d’autre que lui
qui mériterait d’être dit ?
Comment est-il compris et qu’exprime-t-il ?
Que suppose-t-il ?

Qu’on a un inimaginable besoin de rescousse, peut-être.
Qu’on a un inimaginable besoin de rescousse, sans doute.
Qu’on a un inimaginable besoin de rescousse, et puis on s’en va.

Comment savoir ?

Ce sourire que j’adresse
à une vieillarde donc, ou, ou, ou 
à ceci, à cela,
à un trois fois rien qui me ferait sourire,
à un bourgeon, que sais-je ? à une feuille tombée
et qui vole mieux que la plupart des autres,
à un cri d’alarme qui me ferait un signe,
à une vague qui meurt,
parce qu’on sait un jour qu’elles meurent, les vagues,
à une note de jazz devenue bleue,
au minerai d’un Chardonnay,
à la buée sur la cafetière qui n’en fait qu’à sa tête,
à la lecture
qui me le rendra,
et ce n’est pas si rare,

ce sourire,
je ne parviens pas à savoir s’il est vraiment le mien.

Alors, je me tourne vers le non-journal que je n’ai pas écrit,
que je n’écrirai pas.

Je lui demande mon avis.

Et comme il est mon miroir,
il me dit je ne sais pas.

Je lui souris une dernière fois.
Mais il s’est détourné.
Je ne saurai pas.



24.12.1919 – 26.10.2022

Partages Posted on 1 novembre 2022 14 h 59 min

NOIR !

Et ils n’eurent plus à la bouche que ce mot, comme s’ils l’avaient inventé : Ultranoir.

Il n’en manqua pas un pour dire la performance de Pierre Soulages.

Combien furent-ils, sont-ils, à entrevoir qu’entre le noir du peintre et la lumière,
il n’y a rien de l’ordre d’un l’exploit (“toute une vie, vous imaginez ?, susurrent-ils”),
que c’est à une recherche profondément philosophique que Pierre Soulages
a consacré sa vie. Philosophique, métaphysique même.

Il est vrai qu’à la philosophie, aujourd’hui, on préfère l’exploit.
Plus vendeur. Plus start-up, plus vainqueur, en quelques sortes…

Mais qui ainsi songe-t-on à vaincre ?
Et pour prouver quoi ?

À bientôt ?



Ce que je vois me regarde (encore !)

Partages Posted on 22 octobre 2022 18 h 14 min

Parfois, à travers une vitre, une joie.

Quelqu’une qu’on ne connaît pas,
qui vous fait signe.
Spectaculairement.
Et on croit tout à coup la connaître.

Ce n’est pas une photo
– au demeurant assez médiocre, au travers d’une vitre vous pensez ! –
qu’on vient de prendre,
c’est un zeste de vie qu’on a reçu.

C’était un jour gris, plutôt triste,
comme en pondent les automnes.
C’est devenu un petit coup
de printemps.

Merci à cette belle inconnue.

La vie des autres.

Je me dis qu’il va falloir se faire à l’idée.

Les gens qu’on n’aime que très moyennement
(mais il faudrait les aimer plus)
ont une vie, respirent, se fendent la gueule.
Peut-être mieux que nous.

La vie des gens
n’est pas seulement celle
de ceux qui en bavent,
ni de ceux qui se font des nœuds au cerveau.

Il y a parfois cette simplicité
qui fait la légèreté d’une respiration.
Y arriver.

L’horreur, serait que les gens,
ce ne soit pas nous.

Pluvieux.

Je le vois.
Presque quotidiennement.
Pour autant,
on ne s’est jamais parlé.
Crainte de n’avoir
rien d’autre que soi
à se dire ?
Sans doute un peu de ça, oui.

Il a, chevillée au corps,
la courbature qu’ont beaucoup de gens ici.
Reliquat de la mine peut-être.

Quand l’homme va au charbon,
il est glorieux.
Il n’est pas rare pourtant qu’il baisse les yeux.

Trop d’épuisement sans doute.

Elle dit non avec la tête…

“Sous les huées des enfants prodiges
Avec les craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Elle dessine le visage du bonheur.”





(Toutes mes excuses à Jacques Prévert)

Dans le dos noir du temps…

Comme une espèce de Reine Lear
à la recherche du temps perdu.

Plus shakespearienne que proustienne sans doute.
Et pourtant,
allez savoir.

Il y a comme un nid d’aigle
qui se repose là,
qui guette,
qui pourrait bien guetter
un nid d’aigle qui le guetterait.

Miroir désapointé
qui n’a pas dit
sans doute
son dernier mot.





À bientôt ?



Ce que nous vivons est incroyable, non ?

Partages Posted on 17 octobre 2022 19 h 47 min

Il y eut, l’autre jour, ce tremblement amer.

Godard avait décidé de disparaître.
Suffocation.

Les mots manquaient.
Je n’ai posé alors sur ce blog qu’une photo volée à Libération.

Un peu de recul, aujourd’hui.
Dire quand même un peu.
Trois fois rien.

Dire.
Ceci.


JLG est mort donc. 
Personne ne semble savoir la perte que c’est.
J’exagère. 
Quelques-uns disent à quel point il nous manquera.

Ah bon ? 

Mais personne ne développe.
Personne n’explique ni en quoi ni pourquoi (pour quoi) il nous manquera.

JLG ne manquera jamais, 
n’a jamais manqué à personne !
Moins encore à ceux qui prétendent que.
N’aurait pas aimé ça d’ailleurs, j’imagine.

On s’en fout de ça !

Du reste, ne nous manquent jamais que les choses qu’on connaît !

Les transgressions, la plupart du temps,
on fait mine d’y adhérer,
mais sous la couette on mime.

Or, JLG…

Quand JLG est mort,
on a fait mine d’oublier
qui était Godard.
Quelques minutes, le temps d’en avoir l’air.
Ça nous faisait du bien sans doute.
Pour dire vrai,
on oubliait ce qu‘on ne connaissait pas.

On a regardé (sur Arte, bonne conscience oblige)
Pierrot le fou ou bien Vivre sa vie, je ne sais pas.
On a fait joliment semblant.

On a trouvé ça “pas si mal que ça finalement”.
Et puis : “On aurait dû aimer…”
Un regret. Une honte cachée.
Très momentanément.

Et puis, on a chassé de la chaussure le caillou.


Quand JLG est mort,
il y a eu pléthore de ceux 
qui se sont rappelé soudain l’avoir aimé 
sans jamais avoir vu le moindre de ses films.

De même, de son vivant, ils étaient pléthore
à l’avoir détesté sans jamais en avoir vu le moindre.

Jean-Luc Godard a étranglé le cinéma pour qu’il ne meure pas.
Il est allé lui foutre des poings sur la gueule pour qu’il se réveille.
Parce qu’il était un peu endormi, le cinéma, un peu plan plan.
Et à travers chacun de ses films, il s’est remis à respirer, le cinéma.

Godard lui a fait confiance,
même s’il savait qu’il fallait,
pour qu’il survive, le réinventer.

Il l’a réinventé. 
En guise de bouche à bouche,
il lui a raconté des histoires de cinéma
qui racontaient que le cinéma
n’était pas seulement le cinéma.
Vous suivez ?

Alors, quoi ? vous me dites.
Alors, rien d’autre que ça ?
Rien d’autre ?

Il n’y aurait rien d’autre que cette conversation 
entre Nana (Anna Karina) 
et le philosophe (Brice Parain, dans son propre rôle),
dans Vivre sa vie,
mais qui, d’une certaine manière, 
en ne faisant pas de cinéma,
nous a cueillis ?
Rien d’autre que “ça” ?
On ferait quoi s’il n’y avait rien d’autre que ça ?

Il n’y aurait que,
dans Éloge de l”amour,
rien d’autre que
cette importance du dialogue que je reproduis ici :
“Vous travaillez ?”,
“Oui, beaucoup.”, 
“La nuit aussi ?”,
“Surtout la nuit. Et la nuit dans le jour.” ?
Il n’y aurait rien d’autre que ça ?

Il n’y aurait même que ça,
on ferait quoi ?

Le texte dans le cinéma. 
Le cinéma qui n’oublie jamais le texte…
Qui le crée en même temps qu’il s’en nourrit.
Et qui, en même temps, 
explose d’images qui nous emmerdent, 
parce que la déshabitude toujours nous heurte.

Qui d’autre que Godard ?

Il n’y aurait que.

Mais sans doute appelle-t-on fatigue
ce besoin de cesser d’être curieux.
Auquel cas, oui, on peut oublier JLG.

JLG.

Il y fallait du culot.

Mais le culot n’est rien.
Sauf allié au génie.

Ce fut fait.



Merci !



Nobel.e

Partages Posted on 7 octobre 2022 10 h 21 min


Annie Ernaux – Prix Nobel de Littérature 2022

Que les mots deviennent des choses, aussi irréfutables que des pierres. Mon imaginaire de l’écriture, c’est la pierre et le couteau.

Le quotidien Libération, dans sa livraison d’aujourd’hui, évoque bien mieux que je ne pourrais faire, l’œuvre, le trajet et l’extraordinaire talent d’Annie Ernaux.

Cliquez ici pour télécharger les 6 pages que Libé lui a consacrées.

À bientôt ?



Doux soupçon

Et ceci ?, Partages Posted on 25 septembre 2022 14 h 52 min

Découvert ce pochoir sur différents trottoirs de la ville.
Ça m’a fait un peu de bien.
Comme une interpellation bienveillante.
Un appel à se regarder les uns les autres.

C’est tout.



À bientôt ?



Ces fausses évidences qui nous sont serinées…

Partages, Révoltes Posted on 20 septembre 2022 17 h 17 min

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
On l’entend sans cesse, cette ritournelle-là,
pas toujours chez les gens bien intentionnés.
Elle nous autorise, semblerait-il, à ne pas réfléchir.

Comme si les pires mensonges,
les pires égoïsmes,
les cyniques calculs,
à force d’être répétés,
pouvaient nous servir de vérité(s), de Bible quasiment.

Notre bonne conscience aurait-elle un tel besoin
d’être en permanence nourrie de certitudes, même fausses ?

Un très éclairant – en même temps qu’important – petit livre,
édité ces jours-ci aux éditions Anamosa*,
nous rappelle, sans confort ni condescendance,
et avec une rigueur intellectuelle qui donne envie de vivre,
nos trop faciles acceptations, suscitées, il est vrai,
par des Pouvoirs qui ne se privent pas de nous manipuler…

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Comme le bilan d’un chef d’entreprise
qui compte et recompte ce qui lui reste de stock,
et qui se demande de quoi demain sera fait,
s’il ne va pas falloir, pour préserver son train de vie,
se séparer de l’un ou l’autre de ces travailleurs
auxquels il doit pourtant de n’avoir pas crevé…

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Cette sentence de mort avec laquelle il faut en finir,
nous expliquent, à la fois savamment et didactiquement,
Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens
(respectivement philosophe et expert juriste),
nous la faisons nôtre à chaque fois que nous plaçons notre confort
au-dessus de nos capacités de questionnement,
quand en tous cas, il nous en reste.
Il est question d’oubli, organisé par soi-même peut-être,
de la plus élémentaire humanité.
Il est vrai que l’Humanité apprend petit à petit,
mais immensément vite,
à se passer d’humanité.
Il semble en tous les cas que la chose ne lui manque pas,
ne lui manquera que quand elle pourra s’acheter, être consommée,
avec, de préférence, une promo à la clé.

La misère du monde entier.
Nous en faisons très largement partie.
Mais ça – telle est notre arrogance – nous avons voulu l’oublier.

*Anamosa signifie en sauk, une langue amérindienne, “Tu marches avec moi”.
Un très beau programme.





À bientôt ?



Fertile

Amis, confluences…, Partages Posted on 14 septembre 2022 17 h 16 min


J’évoquais ici il y a une semaine le travail précieux de mon amie Gaëlle Boissonnard.

Seules étaient disponibles,
au moment où je posais ce billet,
quelques vues d’ensemble de son exposition.
Et l’ensemble, ainsi perçu en petit format (limité encore par celui de ce blog)
ne donnait que peu l’idée
de ce que qu’étaient ces étranges personnages
pétris de mémoire(s) et d’histoire(s),
nés des doigts, des mains, des souvenirs
et de la vision de Gaëlle.

J’ajoute ici quelques photos,
de quoi, j’espère, rendre à un très relatif Gulliver
ce que qu’un pas si Lilliput que ça avait occulté.


C’est mieux comme ça, je crois…



Gaëlle Boissonnard

Fertile
du 06 au 30 septembre
Médiathèque Jules Verne
Place Raspail
42150 La Ricamarie



The end

Partages Posted on 13 septembre 2022 17 h 33 min

Jean-Luc Godard


13 septembre 2022.
Et puis plus rien.

Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ?”


Aucun bla-bla.
Ceux qui l’aimaient n’en ont pas besoin.
Les autres n’auront pas envie.

Et moi,
je suis trop triste.


Une autre fois.






Ce que je vois me regarde

Partages Posted on 7 septembre 2022 12 h 07 min

Petite suite à mon billet “À quel titre ?” du 05 août.




Préliminaire.

L’écriture me faisant défaut,
j’aborde celle que me propose la lumière,
la photo graphie.

Le propos n’est rien d’autre que de regarder,
à la recherche de l’humain.
Fût-ce dans ses failles.

Mais aussi, s’il en est, dans ses gloires
qu’on ne détecte le plus souvent qu’en creux.

Ces quelques photos,
je les ai accompagnées de mots,
de projections, de rêves.

Ni journaliste, ni sociologue, ni écrivain,
vaguement observateur un peu rêveur, rien de plus,
j’ai volontiers inventé;
au même titre que l’appareil qui prend les images
ne fait rien d’autre que les interpréter.

Tout ça s’est passé, se passe,
dans un îlot de la ville de Saint-Étienne.
Il y règne à la fois assez d’indifférence et de (parfois) tolérance
pour que ce petit travail ait pu voir le jour.
Il y plane aussi des douleurs, des passés,
comme partout ailleurs.
Mais sans doute un peu plus.

Tout cela est là, un peu sombre parfois.
Mais ce n’est rien d’autre qu’un regard qui, toujours, a eu peur de juger.

Il fonce vers moi,
des vindictes pleins les poumons, il éructe.
Il sort de je ne sais quelle colère pour entrer illico dans une autre,
et c’est pour ma pomme.

Ce n’est pas mon appareil photo qui l’agresse,
c’est quelque chose qui n’appartient à personne.

Du reste, l’appareil photo,
dès que je le sors de sa tanière,
a le don de le calmer.
Et la colère se fait théâtrale, presque lyrique.

Il ne m’interdit pas de le photographier.
Il est soumis à l’image et à l’intérêt qu’elle lui
accorde.


Et s’il n’en reste qu’un, ce sera celui-là.
Un facho de la vieille école, même pas dégrossi.
Fier de paraître indigne.
Avec un ego qui hurle le mépris.

Son grand plaisir à lui,
mais qu’il ne peut plus se permettre,
c’est le stand de tir,
cette sensation de pouvoir s’imposer aux autres.
Serait-ce par la force.
Quand on le lui signale, il dit qu’on n’a rien compris.

Déteste qu’on aide un sans-abri, un étranger n’en parlons pas,
mais apprécie qu’on lui file à lui cinq euros “pour ses clopes”.

En même temps,
comme un enfant qui cherche désespérément à se faire aimer.


La douleur.


Il vient d’arriver, de se poser là.
Il y a, quand il bouge,
des paquets de pardons qui s’agitent
auxquels on ne peut pas répondre.
Il se sait.
Il sait aussi la fragilité d’espérer.
Qu’importe, s’est-il peut-être dit.
Il cherche autre chose
que notre assentiment.

Il bouge un peu dans
l’élégance du silence.

On s’est regardés, très peu.
J’aurais aimé chanter.


Seul, assis devant un miroir, dos à la vie,
un homme très courageux,
tout en essayant de garder son self-control,
se regarde vieillir de
treize minutes quarante secondes cinq dixièmes…


Je me remémore très approximativement
ces mots d’Higelin (en 1969 je crois).

Treize minutes quarante secondes cinq dixièmes,
durée de vie, peut-être, d’un cigarillo
pour un fumeur qui compte le temps ?

Je le prends en photo.
Ne lui ai rien dit de ça.
Trop peur de le perturber dans sa méditation.








Voilà.
Ce sera tout pour aujourd’hui.


À bientôt ?



À quel titre ?

Partages Posted on 5 août 2022 22 h 06 min

Cette manière qu’on a de dire qui on est,
de vouloir dire qui on est,
de simuler,
de prétendre.
Avec cette délectation pauvre 
de penser avoir à le dire…
(Ce serait tellement con que les autres ne sachent pas… C’est vrai, quoi.)

Cette convalescence des hommes
qui consiste à vouloir guérir
sans passer par le chemin
d’un appel à l’aide,
tu me prends pour quoi,
tu me prends pour qui ?

Cette permanente hagiographie de soi par soi
(oulala !),
photos à l’appui (je veux dire selfies)
c’est pas beau, ça ?
Parce que, quoi ? il faut bien vivre,
et que vivre, aime-t-on à se prétendre, c’est ça : exister;
mais aux yeux des autres.
Coûte que coûte.

Exister, c’est quoi ?
si ce n’est reproduire qui on prétend être,
se montrer dans le regard vide des autres ?
C’est vrai quoi.
Mais vivre ?
Fatigue.

On était arrivé à fréquenter à peu près sans trop le redouter
le miroir le matin, au moment du réveil, dans la salle de bain.
Mais là…
Basta.

On passe à un autre mode. On peut ?
Dites-moi que c’est (encore) possible !


Selfies inversés,
alors que jamais je n’en ai pris le moindre
(ni n’ai participé au carnaval des réseaux sociaux),
pourquoi ne pas regarder les autres,
que je ne connais pas,
qui ont de leur vie un mouvement étrange,
qui portent un surprenant chapeau,
qui semblent sortis d’ailleurs,
mauves, jeunes, ou transparents,
qui boitent, baillent, regardent le ciel, la terre, ou leurs semelles,
ou simplement ailleurs,
qui sortent de l’enfer 
ou, acculés ou non, y entrent,
pourquoi ne pas leur adresser 
le baiser d’un œil maladroit
au moment où je les regarde,
où parfois ils me voient ?

J’en ai pris l’un ou l’autre en photo.
Sans talent, sans objectif
(des clichés dans tous les sens du terme).
Pas comme un rapace, comme un complice.
Avec le vent des choses qui ne les favorisent pas,
ils pourraient se trouver beaux.

Moi je les ai trouvés beaux.

Selfies inversés, vous disais-je…
des quelques-uns que je croise ou rencontre
parfois.

Croisé par hasard. Place Jean Jaurès. Canicule sous les platanes. Une souffrance pleine sans doute d’histoire(s), le poids du monde. Une solitude déguisée en méchanceté. Mais je me trompe sans doute. En noir et blanc, c’est noir et blanc. En réalité il est vêtu de rouge, d’orange et de paille. Ça change quoi ? Ça change un peu.

Massif. Place Jean Jaurès. Secrètement je l’appelle Volp. C’est le nom d’un personnage auquel je me suis attaché dans l’un ou l’autre petit écrit. Que je commets, que j’ai commis.
Rue Praire. Tous les matins (et plus souvent parfois), il m’appelle “Papa” pour me demander quelques centimes. Sourires, même quand je n’ai rien à lui donner. Plus encore d’autres fois, une accolade. Besoin de contact, comme je le comprends ! Vient du Kénia, vit dans la rue. Et c’est une joie de le croiser. On aimerait pour lui que ce soit ailleurs.
Improbable intello. De passage. Guadeloupéen. Un peu dandy désargenté. Humour déjanté. “Fait caissier” à la superette du coin. Ne lésine pas sur les “réducs” si votre tête lui convient. Ma pomme, apparemment, lui convient. Ne pas hésiter à entamer la discute. Je recommande !
Bistrot ‘Les Jardins”. Noël. Vieux cabotin réactionnaire qui croit encore que les femmes ne savent pas lire. Lit beaucoup. Et tient à ce que ça se sache. Ça fait de lui un homme, à n’en pas douter. Plus beau de dos que. Ne me dit pas bonjour. Moi non plus.


À quel titre donc ? demandais-je en titre.
Au titre de la vie.
Diverse, difficile, ennuyeuse, révoltante, impassible,
émeri le plus souvent, parfois chantilly mais rarement,
sur le point de s’épuiser,
de parfois se terminer,
et puis quand même, on reprend, ça nous reprend.

Au titre d’on ne peut pas s’en empêcher, se l’interdire.

Pourtant,
manquent à ce billet les femmes.
Peut-être meurent-elles moins à force de vivre plus ?
Peut-être cachent-elles plus leur détresse,
sont-elles plus dignes, moins pathétiques ?
Peut-être ne se font-elles d’illusions qu’ailleurs ?

Manque une fleur, quelque chose en couleur,
je vous l’accorde.
Non que l’une et l’autre obligatoirement s’accordent.

Ça viendra.
En même temps que la trace de femmes,
là où aujourd’hui
ce ne furent que des hommes.

Mais la détresse n’a pas de sexe.
Ce serait si simple.
Je reprends :
Mais la détresse n’aurait pas de sexe ?
Réfléchir.

Et puis.
Lire, regarder, écouter, entendre, écrire,
donner à voir, aboyer peut-être.
Pour être un peu moins con.
Lire ce qui remue et bouffe
les certitudes qui nous bouffent.

Tenter de dire.
Profaner l’à quoi bon.



Tant de vies gâchettes

Partages, Révoltes Posted on 19 juillet 2022 16 h 27 min

Un mois que je n’ai posé de mots
sur ce tanguant dazibao.

Des choses pourtant auraient justifié
les bavardages, les révoltes, les étonnements
qui nous font nous étonner de vivre.

Alors,
histoire de s’inventer un peu de “rétro-actualité”,
des histoires.

Celle-ci.

Le gars, il a 18 ans.
Il s’ennuie peut-être.
Ou alors il a la haine, comme on dit aujourd’hui.
Mais ça s’explique comment, la haine ?
Il y a mille raisons, c’est sûr, à la “haine”,
mais…

Un jour,
le gars qui a 18 ans
et qui peut-être s’ennuie
se rue, armes en bannière,
il dézingue.
Il tue
tout ce qui bouge.
On dira que c’est comme ça.

Il tue des mômes.
Dix-neuf.
De 9 à 11 ans.
Dans une école primaire,
dans le sud du Texas,
à Uvalde.

Dix- neuf mômes.
Et deux adultes.
(La différence ?)

On est le 24 mai, il est 11.33 heures.

Il s’appelle Salvador Ramos.
Tout le monde s’en fout.
Sauf sans doute ceux qui sont un peu mal à l’aise,
pour qui le nom est important,
et lui trouvent des sonorités étrangères
qui expliqueraient tant et tant de choses,
ça justifierait tant et tant de replis.
Pensent-ils.
Tout le monde s’en fout,
pas des mômes trucidés,
mais du patronyme du connard

Ça vous emballe un rapport d’avoir un nom,
celui d’un gars de 18 ans qui a décidé
un matin de dézinguer.
Surtout si on peut le supposer pas d’ici.
Un latino ou, ce serait encore mieux,
un black.

Tout le monde se précipite.
On a un nom,
on a donc un coupable.
On est rassuré.
Comme dans les séries télé ?


On ne se pose pas la question de comment il s’est armé pour tuer ?
On ne se demande pas pourquoi ?

On trouve ça étrange mais possible.

On dit que c’est devenu comme ça maintenant.

Au passage, on ne se dit pas qu’il y a en amont
des armes qui traînent, qui s’offrent, s’achètent.
Qui prétendent faire la loi,
et que des lois prétendent qu’on en a besoin.

Comme si tuer était une éventualité.


C’est dans cette Amérique-là aussi,
mais ne crions pas haro sur le baudet,
que s’érigent et deviennent lois
certaines régressions.

C’est pas chez nous ?
Non.
Mais ça vient doucement si vite.




J’en termine là pour aujourd’hui
de cette mini chronique
de rétro- actualité.

Demain, ou bientôt, une autre préoccupation,
une autre éventuelle régression.
Je vous en laisse un indice :

.


Belle journée.
Et à bientôt ?




J’ai emprunté au Canard enchaîné (édition du 01 juin 2022) le beau titre de ce billet. L’illustration signée B.S. est elle aussi empruntée à la même édition. Le Canard, je l’espère, ne m’en voudra pas.



Tranquillement intranquille

Partages Posted on 18 juin 2022 17 h 21 min

Je me souviens, l’agenda que je ne possède pas me le rappelle.

C’était un 27 novembre, il y a dix ans.
C’était à Roanne, dans le beau théâtre à litalienne de Roanne.

L’affiche annonçait Trois poètes libertaires du XXème siècle.
Il y aurait un violoncelle, un accordéon.
Respectivement Grégoire Korniluk et Daniel Mille.
Il était dit aussi que la voix serait celle de Jean-Louis Trintignant.


Photo : Patrick Swirc/Libération


Invité par une amie qui me voulait déjà du bien,
on était entrés, on n’avait pas pu s’asseoir,
la petite salle rouge et or était blindée.
On avait sans doute un peu craint l’inconfort,
rester sur ses deux pattes, mais on était restés.
C’était Trintignant tout de même !

À son tour il était entré en scène,
aidé, guidé par les deux musiciens,
jusqu’à la chaise qu’il ne quitterait,
deux heures plus tard,
que pour, appuyé sur sa canne, saluer, nous saluer,
alors que c’est nous qui.

Deux heures au cours desquelles un homme,
dont le besoin de consolation ne pourrait jamais être rassasié*,
s’était ingénié,
de talent, de sobriété, d’humanité, d’amitié, d’humilité aussi,
de textes inaltérables,
à nous consoler.
De quoi ? nous consoler de quoi ?

De quoi donc avions-nous besoin d’être consolés ?
La réponse était dans la corde qu’il avait tendue
pendant ces deux heures-là entre nous et lui,
faite de questions que nous nous posions sans doute
mais que nous ignorions
ou faisons mine d’avoir oubliées.

C’était Prévert, c’était Desnos, c’était Vian.
Au service desquels s’était mis Trintignant.
C’était immense, c’était somptueux, jamais tonitruant.

C’est un souvenir que je voulais partager,
parce que je déteste des portraits post mortem
les hagiographiques obligations.

Trois moments aussi,
trois textes,
trois fois la même voix un peu trainante
dont il sera difficile de se passer quand,
de consolation,
nous aurons soif ou faim,
ou trop chaud ou tellement trop froid.

Je vous laisse.

Voilà :


      Pater Noster - Jacques Prévert

 

      Les quatre sans cou - Robert Desnos

 

      Je ne voudrais pas crever - Boris Vian


Bonne écoute !
À bientôt ?




* Je m’empare ici du titre du sublime texte, désespéré certes, du petit grand livre de Stig Dagerman :
« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier”.









Promenade, baguenaude, errance et autres réflexions

Partages Posted on 7 juin 2022 17 h 50 min



Ce n’est pas à proprement parler un trou de verdure.
Nulle rivière ne vient y chanter.
Pas de petit val qui mousse de rayons.
On se promène dans une campagne, c’est tout.
Ça nous arrive.

Quitte à se promener, on s’interroge aussi, vous voyez ?
On se demande dans quoi on vit, ce genre de choses.
Et qui on est si obligatoirement.

On est fatigué ?
Pas plus que souvent,
mais là,
si on y pense un peu,
un peu plus quand même.

On se promène, je l’ai dit.
Dans la campagne, en forêt, en montagne, on s’en fout.

C’est lors des promenades que naissent les envies.
On est si content d’être là qu’on s’imagine ailleurs.
Mais je m’égare.

On se promène.

On se dit que oui, les rêveries.
On ne sait pas trop si on y arriverait,
si on en aurait les moyens.
On s’en fout un peu de tout ça.
On se promène, non ?

Nous vient la question
de savoir quelles sont les questions
que se posent ceux qui,
comme nous,
se promènent
et ne connaissent aucune(s) réponse(s)
aux questions
qu’ils se posent.

Ce n’est pas rare.
Nous sommes là. Sans savoir.
Nous ne savons pas.

On se promène.

Et s’emballent les questions
qui n’en avaient pas vraiment l’air.
Et avec elles les fureurs,
ou je me trompe.
On respire.
On tente de respirer.
Ça nous semble vital.
Quelque chose parfois nous en empêche.
Les fureurs, peut-être.

On se promène. On se calme.
Tout va bien.

Des flics, à Paris (c’est toujours à Paris, les flics ? ben non, c’est partout)
ont tiré sur (et tué l’une d’entre eux)
des désobéissants qui tentaient d’échapper à leur vigilance.
Pas dangereux. Ils n’étaient pas dangereux.
Mais qui, pour un flic, n’est pas dangereux ?
L’auraient-ils été, ça aurait changé quoi ?
Tu cherches à t’échapper ? À quoi tu veux échapper ?
Peine de mort !
C’est écrit où ça ?
Le droit a depuis longtemps une balle qui lui grandit dans le cœur.

On se promène.
On tente de se calmer.
Keep cool boy,
comme dans West Side Story.
On est toujours capable du pire,
on se dit que c’est le meilleur.

Mais quand même.
Il y a ces ombres.

C’est un trou de verdure.


Belle soirée à tous les absents
et aux quelques autres, évidemment !


À bientôt !



Furieusement

Partages Posted on 24 mai 2022 10 h 11 min

“Ils avaient tort, ceux qui pensaient qu’il avaient été assez malchanceux pour affronter deux conflits à la suite. Ce n’était pas une suite mais une continuation d’un seul et même mouvement. La mécanique était amorcée depuis trop longtemps. Cette guerre ne pouvait pas se suivre sur les cartes, avec des positions qui se gagnaient ou tombaient. Les repères géographiques n’importaient plus, l’empire de la démence se mesurait à la disparition des femmes. Menacées si elles sortaient, insultées si elles osaient seulement se montrer depuis leur balcon. Elles pouvaient être emmenées, juste parce qu’elles étaient dans la rue, parce que leur voile n’était pas assez noir, les gants pas assez mats. On ne les revoyait jamais. Combien étaient-elles, celles qu’on avait entraînées dans les voitures de la hisba* ? Les autres étaient emmurées vivantes. Les voiles s’épaississaient, leurs contours devenaient de plus en plus vagues, la voix même était proscrite. Les femmes devaient se soustraire au monde et à elles-mêmes. Sans qu’on y prenne garde, les techniques de dissuasion personnelle s’étaient muées en punition collective. Interdiction de se montrer, impossibilité de se voir. À la place, des mots empoisonnés, des fantasmes violents. Le tabou de leur humiliation était dans tous les regards. La peur des sévices derrière le mot disparition. L’ignorance sur la nature des bourreaux. De ne pas savoir de quelles mains, de quelles nationalités. Au nom de quel dieu ou sur le déshonneur de quel drapeau elles étaient sacrifiées ? Comme si le détail pouvait devenir un motif de consolation. Celles qui mouraient et dont on retrouvait les corps avaient droit à de discrètes funérailles, et il y avait celles qui en réchappaient et dont on ne voulait plus. Elles devaient supporter le silence injuste de la honte et la mort qui fermentait dans leur ventre. Asim le sentait, cette fêlure, de plus en plus profonde, s’insinuait dans ce qu’un pays avait de plus intime, dans ce que la vie avait de plus sacré.”

* Police islamique


Lecture fascinante et fascinée.
Celle de ce premier roman de Julie Ruocco.
Un peu moins de 300 pages exaltantes
sur fond d’un sujet pas vraiment délectable :
la répression dans le sang de la révolution syrienne,
la folle dérive islamiste,
et le basculement dans les plus noires ténèbres
d’un pays qui ne demandait qu’à respirer.
Mais ce fut, comme c’est si souvent le cas, son tort.

Julie Ruocco ne fait pas que narrer la guerre
(ce qui semble pourtant déjà vertigineux),
s’appuyant sur ses personnages, elle y réfléchit.
C’est quoi au juste la guerre ?
Quelle en est l’odeur ?
Quels en sont les séismes ressentis au plus intime de qui s’y frotte ?
À quoi servent les grands trous dans l’âme qu’elle laisse ?
N’apprenons-nous décidément rien de notre Histoire ?

Rien ne nous est épargné,
mais dans une écriture à ce point lumineuse,
si pleine de concrète poésie,
si rythmée aussi,
qu’on accepte sans rechigner
que nous soit détaillée
l’horreur de la vérité.

Un vibrant hommage aussi
(arraché à leur douleur, à leur force infinie, à leur dignité)
aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.

À lire si on veut bien ne pas se bercer d’illusions.


À bientôt ?



Réfléchir et dévoiler les évidences

Partages Posted on 7 mai 2022 15 h 57 min

Il y a ceci que je viens de découvrir (et lire).
Ceci que les Éditions Gallimard ont l’intelligence,
dans une collection appelée Tracts, d’éditer.
On a le droit de s’en étonner, pas de s’en plaindre.

Moins de soixante pages, pour une mise en lumière des rapports étroits
entre la politique sanitaire voulue par le gouvernement français dans la crise du Covid
et l’atteinte aux libertés les plus élémentaires.

Une étude sans concession, comme il est coutume de dire,
par Barbara Stiegler et François Alla.


Page d’intro :

Le 17 mars 2020, le confinement était décrété sur tout le territoire national pour une durée indéterminée. La France, comme beaucoup d’autres pays, faisait le choix de suspendre une liberté fondamentale, celle d’aller et venir dans l’espace public, et elle le faisait au nom de la santé. Pendant les deux années qui ont suivi, le gouvernement français n’a pas cessé de justifier ce premier arbitrage. Au nom de la santé publique, il a continuellement remis en cause les libertés individuelles et collectives, en inventant sans cesse de nouvelles restrictions : port du masque obligatoire, télétravail contraint, couvre-feux, interdiction de s’assembler, fermeture des commerces et des lieux publics, mise à l’isolement, imposition d’un « pass » contraignant à la vaccination pour conserver le droit de participer à la vie sociale. Et il l’a fait en suspendant la démocratie, choisissant de remettre le destin de toute une population entre les mains d’un seul homme et de son conseil de défense.

Sans commentaire.





Barbara Stiegler est professeure en philosophie politique à l’Université Bordeaux-Montaigne.
François Alla, praticien hospitalier, est professeur en santé publique.

Santé publique année zéro
Tracts
Gallimard n° 37



À lire pour ne pas mourir soumis.



À bientôt ?



Imaginer de (du ?) nouveau

Partages Posted on 22 mars 2022 14 h 35 min

Passage de relais.
Moi est un autre
qui est toujours hélas le même,
et qui prend aujourd’hui le relais
de ce moi d’hier un chouya fatigué,
mais ça passera.

Envie, tout simplement, d’écrire, après un an de silence,
un nouveau chapitre de ce blog
que personne ne suit,
mais ça ira mieux demain, n’en doutons pas.

On n’évitera pas les éventuelles palabres,
fussent-elles solitaires.
Ainsi va le monde et les déceptions qu’il génère.

On n’évitera pas les colères, même approximatives.
Et c’est très bien.
Quitter le ventre mou n’a jamais fait de mal à personne.
Sauf évidemment au ventre dont il est question.

On n’ira pas
s’aventurer dans les confins glauques des exclusions,
vous voyez ?
On tentera d’être courageux.
D’éviter les délires d’estomacs haineux,
c’est possible.
(Je rêve ? Je rêve).
Enfin, je dis ça…

Nouveau blog, donc, mais dans la même enveloppe.

Tous les posts passés, je les revendique.
Ils subsisteront, hors, bien malgré moi,
quelques liens vers des références mortes depuis.

Nouveau blog, donc, mais dans la continuité du précédent.
Un nouveau nom, une adresse inchangée,
Les mêmes émois.
On fera mieux.

M’accompagne toujours, dans cette petite aventure,
Étienne qui nous permet l’accès aux sons et vidéos.

Je ne vous dis pas merci de nous suivre,
je vous suggère de nous suivre.

À tout bientôt.



Chronique pour faire taire le silence (10)

Partages Posted on 15 mars 2021 9 h 24 min

Lundi.
Mais ce n’est pas tout.
On se demande dans quel vin encore mettre son eau.
Pas envie d’accepter.
Désobéir est la respiration à laquelle, bien sûr, on aspire.
Comment, du reste, obéir ?
À quoi, et pour quelle raison ?

Et pourtant, ça se fait.
La servitude est la honte la plus généralement convoitée…

Par lâcheté, par oubli, par facilité.
Ou alors, par ennui ?

Suite et fin de notre récit anonyme (11/11).

Bonne lecture à vous.


LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.


11 (et fin.)

Le métier de facteur, c’est celui que j’exerce. Mais je crois que ces questions se retrouvent dans pas mal de métiers, qui sont de moins en moins des « métiers », et de plus en plus des « tafs », des « jobs », des activités dont on sent bien qu’elles nous sont extérieures et dans lesquelles il est compliqué (voire peu souhaitable) d’y mettre du sien. Et moi-même je mets cette distance en refusant de rentrer dans cette boîte, et d’y signer un CDI. Au point que je ne suis même pas sûr d’avoir vraiment un métier, tiraillé que je suis entre mille passions.

Préserver une société du travail humain me semble primordial, parce que ce n’est pas la même chose qu’une société du travail mécanique. Mais ça ne suffit pas. On a laissé le travail prendre une drôle de place dans nos vies, une place centrale qui écrase toutes les autres activités. Le travail salarié, c’est cette contrainte qui fatigue les corps et pèse sur les esprits, et nous empêche d’inventer d’autres mondes. Jusqu’à quand ?



Merci aux éditions Le monde à l’envers qui autorisent et encouragent même la reproduction de ce texte.

Le monde à l’envers
http://lemondealenvers.lautre.net




À bientôt ?



Chronique pour faire taire le silence (9)

Partages Posted on 14 mars 2021 9 h 06 min


Dixième et pénultième épisode de


LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

10.

Aux temps jadis, les ouvriers livrèrent une belle et grande bataille, la bataille d’un siècle.
La révolte luddite s’est livrée de 1770 à 1870 environ. Les tisserands viennois qui jetaient les métiers à tisser mécaniques dans le Rhône en 1820, les typographes qui opposaient une résistance farouche à la volonté des patrons de comprendre comment ils bossaient. Dans toute l’Europe, pendant un siècle, ouvriers et artisans ont lutté par milliers pour préserver leur autonomie contre le pouvoir des techniciens : le capitalisme industriel naissant voulait transformer les paysans en ouvriers, puis enfermer les ouvriers qui travaillaient à façon dans les fabriques et les usines. Le travail, qui constituait la vie des paysans et des artisans, était jusqu’alors enchâssé dans une vie sociale plus large; avec l’usine, le travail s’est séparé des autres activités : dès lors, le prolétariat va bosser à l’usine, et la rétribution qu’il en retire est pécuniaire. Le travail s’autonomise des autres activités, et les communautés humaines perdent leur autonomie pour les décisions collectives. C’est contre cette perte que les luddites combattaient.

Perdue, la bataille. Refoulée des mémoires. Oubliée. Escamotée. Enterrée. Tabou. Secret ! Verboten ! On n’y touche pas sinon tout saute. On prétend même ne pas l’avoir perdue, qu’il n’y a pas eu de bataille et que les ouvriers ont toujours rêvé d’iPhones, de téléphones portables, de TTF, de TPD+, de DOTC, et que l’Innovation c’est le sens de l’Histoire. On se fait croire beaucoup de choses pour oublier une défaite. 

Depuis, le mouvement ouvrier se bat sur le terrain syndical : temps de travail, rémunération, avantages sociaux, FO (le syndicat qu’il vous faut). Depuis, il prétend que peu importent les moyens de production, l’important c’est à qui ils appartiennent. On gagnerait pourtant à étudier l’Histoire et à se remettre à rêver collectivement.
À tisser ensemble la critique de la propriété des moyens de production et la critique des moyens de production eux-mêmes. La lutte pour la répartition des richesses et la lutte pour la qualité des richesses produites. Parce que si, comme les syndicats, on se bagarre juste sur la répartition des gains de productivité de l’automation, on reproduit les erreurs du mouvement ouvrier, qui a choisi l’intégration au capitalisme. Alors je m’intéresse au passé, parce que je rêve d’un autre futur.

Est-ce la même chose d’être facteur que d’être un opérateur de l’Usine La Poste, distribuant le courrier préparé par des machines, dans un lointain centre de tri, pardon, une Plate-forme Industrielle Courrier (PIC) ? Pour se battre « contre la casse du métier de facteur » (le mot d’ordre des syndicats), encore faut-il avoir un « métier » à défendre, et pas seulement un « taf ». Le facteur, c’est quelqu’un qui connaît les gens par leur nom, qui rend des services. C’est important d’être en contact avec les collègues, et avec les usagers. On ne veut pas être de simples distributeurs de pub mais connaître les tournées et les gens. Tout simplement : on veut continuer à exercer un métier utile qui repose sur la parole. On veut continuer à bourdonner. Si on veut bien que les machines nous simplifient la vie, on ne veut pas devenir leurs esclaves. Dans une organisation du travail sur laquelle les salariés n’ont aucune prise (à La Poste, comme dans toute entreprise capitaliste), les innovations technologiques sont globalement tournées contre les salariés.

Robotiser, automatiser, informatiser, c’est considérer les activités productives comme une corvée, vouloir s’en débarrasser en réduisant la quantité de travail nécessaire. Or, ne serait-il pas plus logique d’admettre que certains métiers sont nécessaires (oui, on veut recevoir notre courrier tous les jours, quel qu’il soit) et que pour les exercer on peut les inscrire dans d’autres choses afin qu’ils ne soient pas vécus comme des corvées ? Quand on voit le sens de son travail, qu’on trouve le moyen de s’y impliquer, d’y mettre de soi, c’est ça qui le rend supportable. Et je dis que le métier de facteur fait partie de ces activités qu’il faut conserver, donc qu’il faut rendre supportables. Qu’il faut enchâsser dans le social.

De la privatisation et de l’automatisation, du mouvement du Capital et de celui de la Technologie, je ne sais pas lequel est l’œuf et lequel est la poule. Mais on ne peut pas faire comme si l’un des deux n’avait aucune importance – en particulier si on se veut « révolutionnaire » ou « anticapitaliste ».


Beau dimanche à vous !

À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (8)

Partages Posted on 13 mars 2021 9 h 32 min

Samedi.

Silence radio ce week-end.

Je vous abandonne lâchement.
Quelques occupations m’éloignent du clavier azerty…

Seuls répondront présents les antépénultième (aujourd’hui)
et pénultième (demain, dimanche)
“numéros” de notre postal feuilleton.

Bonne lecture à vous !


LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

9.

Claire avait un si beau sourire et une santé en acier. Lise était une cheffe compétente et détestée. « Gros Tas » était un chef incompétent et détesté. Paul chantait les chansons de Johnny sans connaître les paroles. Fred était désinvolte dans son traitement du courrier parce qu’ « on s’en fout, c’est que de la pub ». Michelle était gentille par devant et langue de vipère par derrière. Jean, délégué syndical, avait disparu en devenant permanent syndical. Édouard proposait toujours de remplacer les collègues grévistes. Astrid faisait les collectes en CDD et voulait devenir infirmière. Marlène ne voulait jamais qu’on dise de gros mots parce que ça plaisait pas au Bon Dieu. Thomas avait toujours bien fait son travail jusqu’à ce qu’on lui rallonge sa tournée d’une heure et demie et, depuis, déprimait sévèrement. Joëlle était très pro et bossait à mi-temps. Alexandra faisait des remplacements et riait tout le temps. Rémi avait été promu conseiller financier. Camille parlait tout le temps d’écologie et n’arrivait pas à boucler les fins de mois avec ses deux gamins. Jo ne savait plus s’il était un ouvrier avec des goûts culturels d’intellectuel ou un intellectuel en immersion en milieu ouvrier. Noéline s’était battue jusqu’à en pleurer pour être embauchée en CDI. Tony attendait la retraite en fumant des Gauloises. Max concevait des logiciels pour améliorer son taf pendant ses jours de repos. Léa était perpétuellement charriée par ses collègues à propos de son copain, parce que tous rêvaient de la séduire. William, très sympa mais complètement blasé. Georges, imbuvable. Pierre, trente ans de boîte et toujours aussi lent.



À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (7)

Partages Posted on 12 mars 2021 9 h 03 min

Vendredi.
Ciel bouffé ce matin.

On prend conscience de ce besoin qu’on a du ciel (je ne parle pas de celui des béatitudes !)

C’est à chaque fin d’hiver un mantra :
“Que revienne la lumière !”
Et on a peur, avouons, qu’elle ne revienne pas.
La chaleur, n’en parlons pas.

On a en fait une profonde inconscience (en même temps que son inverse ?)
de cette nécessité chaque année recommencée
de reprendre contact, à ce moment-ci précisément des saisons,
avec un rythme qui serait celui de la nature.

Même les brutes se mettent à rêver de coquelicots.
Mais.
Il suffit de trois fois rien, hélas,

de quelques semaines peut-être,
pour l’oublier.
L’année prochaine nous rappellera à l’ordre. Mais quoi ?


C’est que les temps se pressent de toutes parts
pour nous “aménager” des avenirs qui n’en sont pas
ou presque plus…


Dans les oreilles, ce matin : “God bless the child” (Billie Holiday).
Pourquoi pas ?
C’est, sous la douche, l’effet Rachmaninoff…

Un peu évident, un peu gros.
C’est vrai.

Pourquoi pas ?

On continue.

Suite de notre récit anonyme (8/11).



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

8.

Un moment d’attention s’il vous plaît. Problème d’arithmétique. Sachant que les entreprises et les administrations génèrent 90% du courrier et que les lettres des particuliers aux entreprises et aux administrations représentent 6% du trafic, combien de lettres d’amour le facteur distribue-t-il chaque jour ?

Je vous donne la réponse, tirée des statistiques de La Poste : le courrier inter-particulier représente moins de 4% du trafic. 

Traduction : quand le facteur s’approche de la boîte aux lettres, ce n’est pas pour y déposer d’exotiques cartes postales, mais plus probablement le relevé de compte ou l’avis d’échéance. Nous vivons dans le mythe du facteur qui transporte du courrier manuscrit, mais dans la réalité la majorité du courrier est envoyé automatiquement par les machines des administrations et des entreprises. Et c’est pour cette raison que La Poste arrive si bien à le mécaniser.

Oublions l’arithmétique et rêvons un peu. Quand votre esprit vagabonde, à quoi songez-vous ? Moi il m’arrive de rêver d’une société où les êtres humains se seraient émancipés du joug du capitalisme, où les banques, les entreprises et les administrations n’auraient plus leur place. Problème onirique : dans une telle société,
où il n’y aurait plus ni publicités ni factures, s’enverrait-on encore autant de lettres ? Si la réponse est oui, lesquelles ? Et pour dire quoi ? Si la réponse est non, le retour au Grand Service Postal de Papa et au facteur de Tati – qui me semble être la réponse des syndicats à la privatisation – a-t-il un sens ?

En fait, il y a bien un problème, mais il n’est ni arithmétique ni onirique. Problème politique : quand d’un bout à l’autre de la chaine tout est mécanisé, les êtres humains sont-ils condamnés à devenir des maillons; des variables d’ajustement; des citrons pressés ?

À La Poste comme ailleurs, entre le marteau des privatisations et l’enclume de l’informatisation, quelle place reste-t-il à notre humanité martelée ?



À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (6)

Partages Posted on 11 mars 2021 8 h 40 min

Jeudi.

Rien de très exaltant à raconter aujourd’hui.

Je vais me faire discret,
me cacher derrière notre feuilleton quotidien
dont il ne restera, après celle-ci, que quatre occurrences…

Bonne lecture à vous !



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

7.

« Moi, je signerai jamais de CDI ! »
Lionel, des années dans la dèche à Paris et à Grenoble avant d’embaucher à La Poste en même temps que moi, il y a quatre ans. Un peu zonard, un peu fêtard, son parcours ne l’avait pas préparé à ça, mais il avait finalement signé un CDI, tandis que moi je refusais. Depuis, il s’est syndiqué à FO, et s’est fait élire délégué du personnel. Des choix individuels que je n’ai pas faits, restant en CDD, m’estimant incapable de travailler à temps plein et de penser à mon boulot dans mon temps libre. « Tu as choisi la liberté », m’avait dit un jour le chef du bureau.

Lionel, je le croise à la gare. Il travaille seulement l’après-midi en ce moment, et moi, aujourd’hui je ne travaille pas. On décide d’aller manger à la cantine. Le problème, me dit-il, c’est que les gains de productivité produits par les machines ne vont pas au bon endroit. Les machines, ce serait pas mal si c’était pas pour casser l’emploi. Mais alors là, je ne comprends plus. Dans une organisation capitaliste, à quoi peuvent bien servir les machines si ce n’est pas à casser l’emploi ? Il y a des gens qui sont payés pour les concevoir et les fabriquer, à la Direction Nationale de la Recherche Technologique. C’est que La Poste espère augmenter la productivité et se rattraper sur la masse salariale, non ? Dans l’absolu, ça pourrait être pour améliorer les conditions de travail, mais en réalité c’est pour remplacer du travail humain par du travail mécanique. En priorité les tâches simples. Ça s’appelle « déqualifier le travail ». Quand un métier auparavant complexe est décomposé par les services techniques de l’entreprise, qui analysent chaque détail de chaque geste, et qu’à la fin on crée de nouvelles positions de travail qui rationalisent l’ancien métier. Tout le savoir ouvrier autonome a été digéré par l’organisation du travail, et c’est le technicien qui apprend à l’ouvrier à faire son boulot. Bien souvent ça passe, parce qu’on a mis un nouveau salarié à la place de l’ancien, qui n’a pas connu « avant ».

Alors Lionel, voilà ce que je te réponds : oui, il y a un problème avec la répartition des « gains de productivité ». Mais il y a aussi un problème avec comment la machine transforme le métier, car nous ne sommes pas dans l’absolu, mais dans la réalité. Quand ton métier c’est de distribuer du courrier trié par une machine, ce n’est pas le même métier que de distribuer le courrier que tu as toi-même trié. Ça y ressemble. Surtout au début, ça y ressemble, et puis il ne faut pas se mentir, quand le TDP+ est arrivé c’était vraiment classe. Ça fait moins de taf, tout bénef’ ! Ensuite ça y ressemble de moins en moins, et à un moment on se rend compte qu’on est devenu un assistant des machines, qui reste là pour faire les tâches trop compliquées, pour réparer les machines, et pour répondre aux questions des usagers (qui se sont eux-mêmes transformés en clients).




À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (5)

Partages Posted on 10 mars 2021 8 h 27 min

Mercredi.

Quand cela finira-t-il ?
Se demande-t-on.

Parfois nous vient la conscience (ou alors c’est la crainte)
de n’être rien.
Ou alors des jouets.
Mais très vite on efface de nous cette pensée.
Trop défaitiste.
Se comporter en homme, merde !
Se dit-on peut-être.

On regarde le ciel.
Pas si triste que ça aujourd’hui.
Et on espère que ça suffira.

Là, j’écoute John Coltrane.
Vous devriez en faire autant.
Mais pour l’heure :


Suite de notre récit anonyme (6/11).
Vous voulez bien ?
Voilà :



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

6.

DSEM, Direction du Support Et de la Maintenance; DSIIC, Direction du Système d’Information et de l’Informatique du Courrier; DTC, Direction Technique du Courrier; DTC/DPR, Direction du Pilotage et des Ressources; DTC/DAOP, Direction de l’Assistance aux Organisations de la Production; DTC/DSCN, Direction des Solutions Clients et de la Normalisation du courrier; DTC/DMOE, Direction de la Maintenance et l’Optimisation des Équipements; DTC/D2IS, Direction du Déploiement de l’Immobilier, des Infrastructures et du Support; DTC/DMRE, Direction de Matériel Roulant et des Équipements de distribution; DOTC, Direction Opérationnelle Territoriale Courrier; CTC, Centre de Traitement du Courrier; PIC, Plate-forme Industrielle du Courrier; PPDC, Plate-forme de Préparation et de Distribution du Courrier; PDC, Plate-forme de Distribution du Courrier; AMI, Antenne de Maintenance Industrielle; MTI, Machine de Tri Industriel; MTP, Machine de Tri Préparatoire; TTF, Machine Tri Tournée Facteur; RTI, Responsable Technique et Informatique; GZI, Gestionnaire de Zone Immobilière; AT, Animateur Technique; TM, Technicien de Maintenance; AM, Agent de Maintenance; PFT, Performance des Fonctions Transverses; CQC, Cap Qualité Courrier; SI, Système d’Information; TAE, Traitement Automatisé de l’Enveloppe; OPTIMUM, Organisation du Poste de Travail Industriel et Maîtrise de l’Utilisation des Machines; TCD, Tri Complet Distribution; COLOSI, COrrespondant LOcal Système d’Information; BRASMA, Bonjour Regard Attention Sourire Merci Au revoir.



À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (4)

Partages Posted on 9 mars 2021 8 h 00 min

Mardi.
Rien.
Ou alors, de ces sortes de choses qu’on n’arrive pas à définir,
qu’on ne parvient pas à faire siennes,
ou qu’on inventerait volontiers.

Rien, disais-je.
Mais on sent bien que prendre la peine d’écrire “Rien”
suppose l’envie de dire quelque chose…
Dès lors…

Dès lors,
Vladimir et Estragon attendent Godot.
On ne sait qui ou ce qu’est Godot.


Ils attendent, attendent encore.
S’ennuient sans doute.

Parlent ou ne se parlent pas.
Font l’expérience du vide.
Godot (God ?) ne vient pas.

On apprend qu’il ne viendra jamais.
Ne restera qu’une interrogation.

Vous voyez ?

En attendant, la suite de notre récit anonyme (5/11)



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

5.

« Et alors, cette machine, elle te fait le boulot de cinquante bonshommes ! » À la cantine avec Léa. La fatigue nous tombait sur la gueule, mais ça nous a fait du bien de manger après six heures de boulot à fond la caisse. Le type qui est venu s’asseoir à côté de nous, c’est un facteur aussi, mais on ne le connaissait pas, juste de vue : il bosse dans un autre bureau. On a un peu discuté et dans la conversation, il nous a parlé de la « TTF », une machine incroyable. C’est la « trieuse par tournée de facteur ». Elle trie cinquante tournées à la fois. Elle met les lettres dans l’ordre, elle regarde si les gens ont déménagé et elle enlève les réexpéditions. Quand le facteur arrive, il n’a plus qu’à prendre le courrier dans chaque case et l’emmener en tournée, dans l’ordre. On gagne la moitié du temps sur l’ancienne journée du facteur.

TTF, TPD+, machines de tri : on remplace du travail humain par du travail mécanique. Et alors, me direz-vous ? Ça doit pas être bien épanouissant de trier des lettres devant un casier en métal. Oui, c’est vrai. Et c’est pas vrai.

C’est vrai parce que des fois, toutes ces factures et ces publicités envoyées par des inconnus à d’autres inconnus, on n’en a rien à secouer et qu’on préférerait aller se recoucher. Parce que les collègues sont fatigants avec leurs blagues nulles. Parce qu’on fait un peu un travail de robots.

Et c’est pas vrai, parce que c’est là où on bosse, où on a des collègues, où on rencontre des gens. Parce que tous ces moments où on fait des choses répétitives, on en profite pour discuter. C’est pas vrai parce que de temps en temps on sauve une carte postale mal adressée. Parce qu’un facteur qui trie sa tournée avant de la distribuer, c’est pas la même chose qu’un intérimaire qui distribue des sacs pré-triés par une machine. Franchement, moi j’en ai distribué, des tournées préparées en partie par des collègues qui étaient venus m’aider. Et bien, on est vite paumé, c’est la surprise perpétuelle, et pas toujours agréable : Sandra groupe les lettres par rue, Jeremy par panneau de boîtes aux lettres. Roger fait des marques au stylo sur les enveloppes. Marlène met les grosses enveloppes dessus, Michèle dessous, alors que moi j’ai l’habitude de les classer par nom. Alors quand trois collègues différents viennent m’aider à préparer mes liasses de courrier sur une tournée que je ne connais pas, c’est chaotique !

C’est pas vrai, finalement, parce qu’on est humain et qu’on a besoin de s’impliquer dans notre travail pour le supporter. Elle est belle l’utopie de déléguer tout ce qui est pénible à des machines. Mais enfin, le jour où les machines feront le tri des lettres, distribueront le courrier les jours où il fait froid, torcheront les gosses, feront la bouffe les jours où on est fatigués; le jour où on pourra se téléphoner d’un point à un autre au lieu de voyager; le jour où on pourra communiquer parfaitement avec les autres, 24h/24, au lieu de penser toute la nuit à ce qu’on leur dira demain; le jour où les machines assureront le quotidien, je crois bien que la vie n’aura plus exactement la même saveur.

En sortant de la cantine, on en recause, avec Léa. Elle me dit que quand même, c’est bien pratique le TPD+, et que c’est vraiment du boulot de con de trier le courrier, vraiment sans intérêt, qu’il y a des collègues qui ont des problèmes d’articulation au coude à force de trier, et que si des machines, TTF ou autres, peuvent faire ce boulot, c’est tant mieux. Et moi je dis qu’il ne faut pas laisser les automates prendre le travail des humains, et que si on en est là c’est qu’on s’est déjà laissé imposer un travail de robots. Quand on vit dans une société déshumanisée, tôt ou tard on est remplacé par des machines.



À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (3)

Partages Posted on 8 mars 2021 8 h 00 min

Lundi.
08 mars.

Vingt-quatre heures au cours desquelles on fera tout pour faire croire que la société patriarcale
n’est plus ce qu’elle était; qu’aujourd’hui les femmes ont les mêmes droits que les hommes.
La preuve : la Journée internationale des droits des femmes a été créée pour les “honorer”,
pour fêter leurs victoires et leurs acquis.
Comme si une journée par an pouvait changer les choses.
On ferait tous les ans 365 “Journée Internationale des droits de femmes » que ça ne signifierait toujours rien !
Tant que les mentalités n’auront pas changé.
Mais ça…
Effacer deux millénaires, ça ne se fait pas en deux coups de cuiller à pot.

Voilà pour aujourd’hui.

On continue ?
On continue.
Suite de notre récit anonyme (4/11)



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

4.

Les abeilles butinent et la ruche bourdonne. Il faut ramasser, vite tout ramasser, et tout ranger dans les alvéoles. Ramasser le courrier du TG, le classer dans les cases de sa tournée. Chaque abeille fait son miel à sa vitesse, mais le bourdonnement est incessant, les vannes fusent, les discussions s’enchaînent. On bourdonne beaucoup à La Poste, et ça change d’autres boulots que j’ai pu faire où on ne discutait pas, pas du tout. La discussion fait partie du boulot de ces abeilles bleues et jaunes, discussion avec les collègues de bureau, discussion avec les usagers dans la rue. Le facteur, on lui cause, c’est comme ça. Ses petites vieilles l’attendent pour lui parler. S’il n’était pas là, parleraient-elles encore à quelqu’un ?

C’est un fait : à La Poste on bourdonne beaucoup, et on est là pour ça. On bourdonne avec le chef pour qu’il répare le vélo crevé, on bourdonne avec les collègues autour de la machine à café. On bourdonne pour rendre du courrier mal trié. On bourdonne au collègue qui a son casier juste en face de notre nez. On bourdonne parce qu’il fait froid. Ou trop chaud. On bourdonne encore pour demander des explications sur les réformes bureaucratiques incompréhensibles. On bourdonne parce qu’il y a toujours des problèmes et des imprévus. On bourdonne parce qu’on est ensemble.

Mes excuses aux muets, mais pour moi le métier de facteur est un métier de paroles autant que de gestes. Que seraient les abeilles sans leur bourdonnement ?



À demain ?



Chronique pour faire taire le silence (2)

Partages Posted on 7 mars 2021 8 h 00 min

C’est dimanche aujourd’hui.
Mozart. Concerto 23 pour piano. Maurizio Pollini. Karl Bohm.
Ça fait un bien fou. Le mouvement lent surtout. Joué si lentement.

Douche.
Bruit de la douche qui interdit que Mozart encore

Silence perturbé.
Puis.

Cette réflexion après avoir entendu les ‘flash infos” à la radio :

Ce (ou cette) Covid fait transpirer de nous tout notre égocentrisme.
Tout arrimés que nous sommes aux seules infos qui directement nous concernent
(et qui ne sont le plus souvent que de ternes statistiques à partager autour de la machine à café),
nous acceptons sans renâcler l’idée que le monde, là où son cœur bat encore,
n’est que celui, ne peut être que celui, dans lequel,
géographiquement, socialement, culturellement,
nous vivons.

Les Migrants ?
On n’en parle soudain (depuis un an quand même) quasiment plus !
Ils faisaient la une de tous les journaux !
Ils ont disparu ?
À votre avis ?
Non !
Comment font-ils face à cette supplémentaire détresse qu’est cette pandémie ?

Comment peut-on continuer à les aider ?
Ça arracherait la gueule des “rédactions” de nous en parler ?
Pas vendeur ? Non, pas vendeur.
Mais surtout “Hors préoccupations”.
C’est dire.

La journée commence mal.
Même si Mozart…

On continue malgré tout ?
On continue.
La suite de notre récit anonyme (3/11)



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

3.

La Poste, un service public qui marche bien. Le courrier arrive à temps, des fois les colis se perdent (mais pas souvent), les timbres sont à un prix raisonnable, le facteur passe tous les jours, en général il connaît les gens, on peut discuter, etc. Mais… Mais. Il y a deux ans, en Une du journal : « La Poste remplacera un départ à la retraite sur trois. Dans les prochaines années, il y aura 4000 embauches pour 12000 départs à la retraite. » L’époque est aux privatisations : couper en morceaux les entreprises publiques et vendre les parties bénéficiaires au secteur privé. Au prix souvent, d’une dégradation de la qualité de service et de nombreux drames humains.

Octobre 2010, le gouvernement annonce le changement de statut de La Poste : de service public, elle devient une entreprise à capital majoritairement détenu par l’État. Postiers, militants de gauche, maires de petites communes, syndicalistes, tout le monde se mobilise pour organiser un référendum symbolique pour protester contre cette étape de la privatisation. Un an avant déjà, il y a eu un mouvement de grève national. Mal préparé par les syndicats, les postiers ne l’ont guère suivi. Dans mon bureau on était dégoûtés : ça avait bien pris dans le département. Dans le bureau, même les CDD étaient en grève, au grand dam de nos chefs (« Quand même, c’est pas pour ça qu’on les a embauchés, tu comprends. »), on était prêts à continuer, mais au niveau national ça n’avait pas suivi, alors après quelques jours, même les acharnés ont repris le boulot, la tête basse, sachant que la bataille était perdue.

C’est pourtant une belle connerie que de laisser se privatiser cette belle institution (et je ne suis pas enclin à dire du bien de beaucoup d’institutions).


À demain ?



Chronique pour faire taire le silence… (1)

Partages Posted on 6 mars 2021 8 h 00 min

Rien de bien particulier aujourd’hui sinon cet ennui qui guette…
Bistrots, restos, théâtres, musées, en berne.
No Jazz today.

On continue ?
La suite de notre récit anonyme (2/11)


LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.


2.

La Poste, c’est là où je travaille depuis cinq ans. Pas tout le temps : trois à quatre mois par an, en CDD. Ça me va bien, j’y vais quand j’en ai besoin et le reste du temps je fais ma vie. Ces trois mois-là, je bosse en ville, à vélo, et je suis « rouleur », ça veut dire que je n’ai pas de tournée attitrée. Parfois je distribue le même quartier un mois d’affilée, d’autres fois je fais trois tournées différentes dans la semaine. Là c’est sport, surtout quand les chefs oublient de me mettre une « doublure », un facteur qui connaît la tournée pour me montrer le premier jour. Moi ça me va comme ça, je suis jeune, je n’ai pas encore (trop) mal au dos, partir à l’aventure ça me convient. D’autant que le matin, pour rattraper le temps que je perds à trier une tournée que je ne connais pas, je suis dispensé de « TG » De quoi ? La journée du facteur, on peut la diviser en quatre parties.

D’abord, le matin, à 7h, le TG, pour Tri Général. Un camion livre toutes les lettres qui son destinées au bureau, qui ont toutes le même code postal, par exemple 52330 (Colombey-les-deux-églises) ou 75014 (Paris XIVème). Les lettres sont triées par les facteurs, celle-là elle est pour la tournée à Robert, celle-là pour la tournée à Martine. 

8h environ, chaque facteur trie sa tournée avec les lettres du TG et celles des caissettes pré-triées par les machines. « Il trie sa tournée », ça veut dire qu’il met les lettres dans l’ordre de la tournée, 2, 4, 6 rue Machin, puis rue Truc, debout dace à un casier en métal. Ça s’appelle les mises en cases. Certains commencent par rentrer les grandes lettres, d’autres les petites, d’autres les journaux; habitudes personnelles. Dans le tri de la tournée, il faut aussi enlever les lettres des gens qui ont déménagé et qui ont demandé à ce que leur courrier les suive. Et ça, c’est laborieux, il faut reprendre les lettres une à une en vérifiant les noms (sauf quand on connaît la tournée par cœur : alors ces noms on les connaît et on retire les lettres directement lors de la mise en cases).

9 ou 10h, on part en tournée, en vélo, en scooter ou en voiture, on distribue le courrier dans les boîtes et les recommandés en mains propres. Et pour finir, on rentre au bureau « rendre des comptes », ramener les recommandés non distribués et le courrier dont les destinataires ont déménagé. Alors, c’est la fin. Dans mon bureau ça veut dire midi ou treize heures selon les jours, et on peut aller manger.

Donc, moi, le boulot que je ne fais pas c’est le tri général, parce que j’en ai assez à trier avec la tournée que je ne connais pas. Je mets deux fois plus de temps qu’un facteur titulaire, surtout les premiers jours. Et parfois j’ai besoin d’aide : quand on ne connaît pas la tournée on est écrasé de travail, car tous les réflexes de la tournée on ne les a pas. On va lentement. On ne connaît pas les noms, on ne trouve pas les cases, il faut tout classer et reclasser en se servant des listes; au risque de galérer dans la rue si on a mal préparé le courrier au bureau. Alors, pendant que les autres font le TG, moi je commence déjà à trier ma tournée.

Mais, vous allez me dire, comment tu peux trier ta tournée si le TG n’est pas terminé ? Quel courrier tu peux mettre en cases ? C’est simple : il y a le courrier pré-trié par les machines. C’est du courrier qui ne passe pas au TG, parce que l’adresse a été libellée bien proprement et qu’au centre de tri une machine à lecture optique a placé la lettre dans la caissette correspondant à ma tournée. Et ces caissettes-là arrivent le matin, avant le début du tri. Donc le petit CDD a de quoi s’occuper pendant que ses collègues « passent au TG ». L’innovation épatante d’il y a deux-trois ans, c’était le « TPD+ » : non seulement les caissettes oranges qu’on reçoit sont triées par tournées, mais en plus le courrier est classé dans l’ordre de la tournée. 2, 4, 6 rue Machin, puis rue Truc, etc. C’est beaucoup plus rapide à trier, et il n’est pas besoin de connaître la tournée par cœur depuis seize ans pour la rentrer correctement.



La suite, demain.



Passer entre les doutes

Partages Posted on 5 mars 2021 15 h 42 min

Je ne sais pas vous, mais moi je ne sais plus très bien où on en est.
Je me sens comme un peu fatigué.
“Un peu, beaucoup, passionnément” comme on chantonnait quand on était mômes.
Ça se terminait par “pas du tout”, dans un éclat de rire…
et ça parlait, en effeuillant une marguerite, innocemment d’amour d’enfance,
comme seuls les mômes peuvent le faire.

Mais aujourd’hui…
pas vraiment envie de rire aujourd’hui.
Ni un peu ni à la folie.
En fait, pas du tout.

Parce que quoi, depuis le début de cette histoire de grippette devenue une pandémie sans fin,
on nous dit tout et son contraire
avec l’assurance de ceux qui ont la situation bien en main…
Enfin, quand je dis qu’on nous dit tout et son contraire,
je parle, vous l’aurez compris, du “pouvoir”, des “autorités”, de “ceux qui nous dirigent”
et pour qui nous sommes, c’est évident, tous présumés coupables.
Sinon, pourquoi s’acharner à jouer du bâton, à agiter les punitions,
les amendes, les restrictions, les menaces ?

Coupables donc aux yeux de nos “dirigeants”.
Coupables de ne pas respecter les sacro-saints gestes barrières.
Coupables de faire la nique aux jauges.
Coupables d’organiser des apéros clandestins,
de demander qu’on rouvre les restos, les bistrots, les musées.
Coupables d’avoir besoin de sortir, de ne pas aimer vivre sans vivre,
de réclamer de pouvoir aller se faire une toile, “en vrai”, pas à la téloche.

D’ailleurs, parlons-en de leur téloche.
On ne voit pas beaucoup s’agiter de masques sur les plateaux des émissions de variétés.
On y voit quelques imbéciles démasqués, toujours les mêmes, toujours si heureux d’être là
(les Bruel, les Vianey, les Obispo, et j’en passe – que du talent à l’état pur, j’vous jure),
se congratuler, se serrer la pogne, s’embrasser.
Mais bon, tout ça se fait sous les ors du Palais de Versailles,
et c’est financé par le service public.
À croire que ça change tout.
Sans doute.

Mais que les théâtres, les musées, les salles de concerts puissent,
avec des protocoles sanitaires pourtant hyper sécurisés, rouvrir,
il ne saurait en être question.
Pourquoi ?
Donnez du pain au peuple, pas des brioches !
Entre la carotte d’une vie qui ressemble à la vie
et le bâton pour faire peur à ceux qu’il prend pour des cons,
le pouvoir (“on”) a choisi.
Et tant pis si le nombre de victimes de dépression en arrive à dépasser
celui de victimes virales de la pandémie…
On ne le saura que plus tard.

Mieux vaut pour le pouvoir l’ennui
qui est selon Cholodenko
le désir privé du désir de se réaliser
Il y arrivera, il nous y mène.
Nous pourrions en crever.

Sauf à tenter de passer entre les doutes.
Ou à s’en révolter.


Mais je n’étais pas venu pour râler.
L’humeur maussade a dépassé mes envies.

Je voulais vous proposer, en ces temps de “couvre-nuit”, une petite lecture
qui aura, selon vos envies, à voir ou non avec l’air néo-libéral du temps :

C’est un texte, signé d’un homme de lettres anonyme.
Je vous le propose en onze très courts épisodes quotidiens à partir d’aujourd’hui…
Il n’est pas interdit, une fois tombé le couvre-nuit, d’y réagir !

Voici :


LA MÉCANIQUE DES LETTRES

1.

On ne regardait plus les pendules, jamais. On était payés à la tâche, c’est-à-dire qu’on avait une certaine quantité de courrier – variable selon les jours – à distribuer, et qu’une fois ces sacs triés et distribués dans les boîtes aux lettres, on pouvait partir, rentrer chez nous ou aller au bar. Alors, on en avait passé des heures dans les troquets, au Télégraphe ou à La Piscine. Tous ces vélos jaunes garés sur le trottoir et tous ces uniformes qui picolaient des demis à onze heures du matin. Et les repas à trois euros à la cantine, le restaurant inter-entreprises La Poste-France Télécom. Et les collègues qui n’allaient pas à la cantine et qui restaient à picoler au Télégraphe, parce que les coups en terrasse avec les copains c’est ça qui leur permettait de tenir. Alors ils restaient là, et on les retrouvait au même endroit une heure après. Et les pauses-cafés dans la nuit et le froid, déjà la pause alors qu’il n’était que huit heures du matin et qu’il caillait, on se mettait un peu à l’abri pour fumer une cigarette. Et la découverte des nouveaux quartiers, les rues qu’on n’avait jamais prises avant et qu’on explorait méthodiquement, boîte aux lettres par boîte aux lettres, maison par maison, immeuble par immeuble, jusqu’à les connaître par cœur. Et la dame folle qui nous poursuivait dans les rues chaque matin pour savoir si elle avait du courrier, et on savait très bien qu’elle n’en recevait jamais. Et les après-midis perdus à dormir quatre heures quand on s’était allongé pour une sieste de vingt minutes, mais la fatigue accumulée avait pris le dessus. Cotonneux, jusqu’au soir. Et les collègues sympas qui déboulaient de nulle part pour nous aider à finir la distribution d’une tournée qu’on ne connaissait pas; on croyait être là encore pour une heure et avec leur aide en quinze minutes c’était bouclé. Et les blagues les plus lourdes de la Terre, qu’on finissait par en rire d’entendre les mêmes mots tous les matins. Et d’être touché par l’humanité de ces collègues, qui étaient aussi les plus humains de la Terre. Et les chefs qui mettaient la pression sur les CDD la veille des jours de grève, leur disant de bien venir le lendemain sous des prétextes fantasques. Les chefs, les mêmes, un an plus tard, qui partaient en dépression ou qui se faisaient muter dans un autre bureau sans prévenir personne ni dire au revoir; épuisés de jouer leur rôle de fusibles dans le grand jeu de la privatisation postale.


Demain, la suite.


Pour le reste :
un document intéressant, venu de Belgique.

Puis, sa critique dans Libération :



Souvenez-vous demain…

Partages Posted on 20 janvier 2021 14 h 59 min


Retrouvé ceci dans mes informatiques tiroirs…




C’était Reiser, il y a quarante ans.


Sans commentaire.



L’horreur à la puissance flics

Partages Posted on 19 janvier 2021 15 h 50 min

La vérité, c’est comme les chaussettes, ça se retrousse.
Il y a un endroit et un envers, mais on peut s’accommoder de l’un comme de l’autre.
Tout juste une petite gène – pour la vérité, pas pour les chaussettes.
Et encore.

Ainsi, quand je parle, ici ou ailleurs, des violences policières.

Globalement, une réaction : “T’es qu’un anti-flics”.

Ben non, je suis un “anti-violences” !
On me dit : “C’est pareil !

Et, dans ce presque syllogisme-là, se niche,
hors toute l’humeur de la non-réflexion,
ce qui peut apparaître comme une “vérité en creux”,
c’est-à-dire que parler flics, c’est inévitablement parler violence(s).
Mais, entendons-nous bien : violence(s) légitime(s).

Parce qu’on apprend vite qu’aux yeux de certains, comme aux yeux de l’État,
il y a, oui, une violence légitime; du moins est-elle déclarée telle.
On croit rêver, on cauchemarde.
Il y aurait donc, par ailleurs et de manière induite,
dans ce que j’appellerai ici une sorte d’inconscient collectif,
une relation de fait évidente entre le flic et la violence (par nature illégitime !)

Dont acte.

Précision avant d’entrer dans le vif du sujet :
Je ne parle pas ici seulement des “Flics Robocops” surarmés et, on le devine, sur-entraînés, non !
Je parle ici de la “gentille” petite flicaille de tous les jours,
celle qu’on croise un peu plus que souvent dans le métro, sur les places publiques, partout.
Celle qui est censée sous venir en aide, ne l’oublions pas.
Un béret ou un képi, pas un casque; une allure presque bonhomme, pas va-t-en-guerre. Vous voyez ?

Je relaie aujourd’hui, comme la chose parfois m’arrive,
un article paru ce jour dans Libération.
Recopié (pardon, Libé !) parce que, réservé aux abonnés,
il ne pourrait être par tous lisible sur un simple clic sur un lien.
Retranscrit sans correction et sans remords (ça va sans dire, mais.)


Alors, voici :




Interpellée par la police, elle perd son enfant et demande justice

Contrôlée parce qu’elle ne portait pas son masque, Débora A. a ensuite essuyé une violente interpellation. Alors qu’elle criait être enceinte, une policière l’aurait plaquée à plusieurs reprises contre un mur.
Quelques jours plus tard, elle accouchait d’un enfant mort-né.

Visage enfantin abrité sous un fichu à carreaux, Débora A., 23 ans, peine à trouver les mots. Parfois, les questions des journalistes butent même sur un silence pesant. Son avocat, Vincent Brengarth, avait prévenu : «C’est la première fois que ma cliente rencontre des médias, elle souffre encore énormément des suites de son histoire. La cicatrisation ne fait que commencer.»

Le 10 décembre, à 17 h 25, la jeune femme se rend avec une amie et sa cousine, Céline H., au centre commercial Arc-en-Ciel de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), pour retirer une commande chez un traiteur asiatique. Débora A., née au Brésil en 1997, est alors enceinte depuis quatre mois et demi de son premier enfant. Alors qu’elles se dirigent vers la sortie, les trois femmes tombent sur un équipage de police. Débora A. et sa cousine, qui ne portent pas leurs masques, sont alors sommées par un fonctionnaire, «de façon bienveillante», de le mettre rapidement sur leurs visages. La jeune femme dit s’être exécutée.

Pourtant, le contrôle va dégénérer avec l’arrivée de la brigadière-cheffe B. Selon Débora A., «la policière est d’emblée très agressive, et lance « Y’en a marre des jeunes qui ne portent pas leurs masques »». La fonctionnaire décide de procéder à un contrôle d’identité, et de verbaliser les jeunes femmes pour non-port du masque de protection dans un établissement recevant du public. Amendes en main, elles reprennent leur chemin.

Contusion lombaire et métorragies

Mais soudain la brigadière-cheffe B. les rattrape brusquement. La policière croit percevoir des insultes à son encontre, alors que jeunes femmes disent seulement avoir plaisanté entre elles, à voix haute. Afin de menotter Céline H., la fonctionnaire saisit ses poignets et la projette au sol, aidée par plusieurs collègues. Paniquée, Débora A. explique que sa cousine a des points de suture sur le crâne, mais se voit à son tour bousculée. La brigadière-cheffe B. l’aurait même poussée violemment contre un mur à trois reprises, malgré les cris de la jeune femme annonçant être enceinte. Débora A. a été ensuite de nouveau secouée, invitée à s’excuser, et placée en garde à vue. Elle ne ressortira du commissariat de Sarcelles qu’à 21 h 30, munie d’une convocation devant le tribunal pour outrage sur la brigadière-cheffe B., audiencée le 6 juillet prochain.

Pour Débora A., le cauchemar ne fait pourtant que commencer. Dans la nuit, la jeune femme est prise de vives douleurs au ventre. Instinctivement, elle les relie aux événements violents de l’après-midi, puisque son gynécologue, vu la semaine précédente, l’avait assuré que sa grossesse se passait sans difficulté. Le 11 décembre, elle enchaîne les rendez-vous chez le généraliste, le gynécologue, et se présente, finalement, aux urgences de la maternité du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), qui constatent «une contusion lombaire et des métorragies». Debora A. est invitée à rentrer chez elle, à se reposer, et se voit délivrer une interruption temporaire de travail (ITT) de 8 jours.

La nuit suivante, les douleurs abdominales s’intensifient. Le 12, la jeune brésilienne est admise au sein de la maternité du Blanc-Mesnil. Selon la plainte avec constitution de partie civile déposée par son avocat, Vincent Brengarth, pour «violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente par personne dépositaire de l’autorité publique», les praticiens notent «que la poche des eaux est descendue dans le vagin», et «la présence d’une ecchymose au niveau de la fosse lombaire gauche d’environ 7 cm de longueur et 3 cm de largeur». Après de nouvelles dégradations de sa santé, Débora A. accouche d’un enfant sans vie, le 21 décembre, à 14 h 44.

«Le lien de causalité est chronologiquement cohérent»

Durant son hospitalisation, la jeune femme a signalé les faits sur la plateforme de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), ouverte aux citoyens. Après le décès de son fœtus, elle triple son action d’une plainte à la gendarmerie de Montmorency (Val-d’Oise) et d’une lettre avec accusé de réception au parquet du tribunal judiciaire de Pontoise, si bien qu’une enquête préliminaire, confiée à l’IGPN, est aujourd’hui ouverte dans cette juridiction. «Le lien de causalité entre les violences commises le 10 décembre et le décès de l’enfant de ma cliente est chronologiquement cohérent. Il y a même une réelle présomption de culpabilité, estime Vincent Brengarth. Je précise que Débora A., mais aussi plusieurs autres acteurs de la scène, ont bien énoncé aux policiers au moment des faits qu’elle était enceinte. C’est pourquoi nous avons décidé de nous constituer partie civile en ajoutant « ayant entrainé une mutilation ou une infirmité permanente » à la qualification pénale des violences, pour que le foetus soit pris en compte [cette qualification est par ailleurs de nature criminelle et non plus délictuelle, ndlr] En appui de son récit, la jeune femme montre aussi aux gendarmes de Montmorency des photos d’elle le jour des faits. Sur le récépissé du dépôt de plainte, ils inscrivent : «Nous constatons que son ventre est bien sorti.»

Contactée par Libération, la police nationale confirme l’existence du contrôle et affirme «qu’aucun coup n’a été porté à la plaignante». Selon une source proche de l’enquête, des témoins directs de la scène tarderaient à répondre aux sollicitations de l’IGPN, afin d’apporter des témoignages et éléments plus précis sur la scène. Un contretemps qui s’expliquerait par la présence d’au moins un témoin-clé parti à l’étranger, mais qui devrait revenir d’ici peu. A ce stade, aucune enquête administrative n’a été ouverte par les autorités.

Meurtrie, Débora A. conserve de sa garde à vue une phrase qui la hante. Avant d’être relâchée, un policier, penaud, lui a glissé : «C’est une rivalité entre femmes.» Aujourd’hui, elle demande «justice pour sa fille». Et exige qu’une autopsie médico-légale soit pratiquée sur le corps de son enfant.

(article signé par Willy Le Devin)

Dessin : Wolinski


Sans commentaire ?
Sans commentaire, si ce n’est celui que nous inspirerait la plus élémentaire des réflexions.
Mais est-il seulement possible d’encore réfléchir sereinement à la violence ordinaire des flics
dès lors qu’elle est banalisée par un pouvoir qui en est le distrait commanditaire
en même temps (en même temps !) que le malhonnête, furieux et menaçant négateur ?

La réponse, cette fois – pardonnez – est dans la question.


À bientôt ?



The end

Partages Posted on 11 janvier 2021 17 h 01 min

Bis repetita.

Sauf que ce n’est plus seulement un espoir.

Pourtant, rien n’est réglé.

À suivre !



Les vœux, les insupportables vœux.

Partages Posted on 4 janvier 2021 20 h 44 min

Je ne sais pas vous, mais moi,
ces vœux tout faits, tout frais, tout prêts,
quand viennent ce qu’on appelle les fêtes,
et qu’on a un peu peur de n’être pas heureux,
même quand il n’y aurait pas de quoi
(être heureux, mais avoir peur, oui)
ça me fait réfléchir à cette sombre cochonnerie
qu’on nous sert en guise d’espoir.
Le ça ira mieux demain,
pour étouffer le questionnement de soi.

On connaît.
Chez nos médecins,
comme chez nos dirigeants (ce mot!),
la formule a des odeurs de suffisance.
Les uns comme les autres “soignent” à coups de promesses,
ceux dont ils se foutent bien,
quitte à se faire applaudir par eux
à vingt heures piles quelques soirs,
ou lors d’élections une fois tous les cinq ans.

Et on applaudit (enfin, certains…)
Ça s’appelle l’espoir, l’espoir donné,
parce que ça ne mange pas de pain, l’espoir,
quand on le promet à ceux qui en ont besoin.
Je me trompe ?

Alors, les vœux, ceux que nous faisons,
à date marquée…
Vous voyez à quels vœux je fais ici allusion.

On les lit.
On en reçoit par entières panades.
L’informatique ignorance de qui nous sommes est ainsi faite.
Mais on reçoit des vœux.
Générés par des robots.
D’algorithmiques souhaits nous parviennent.
Et il arrive que nous ne les détestions pas !
C’est ce comble-là, sans doute, qu’on appelle l’espoir.
On devrait en avoir honte.


C’est dire ma réticence dès lors qu’il s’agit des “Bonne année”.
Les “Bonne santé”, n’en parlons pas,
ce serait d’un plus mauvais goût encore.

Et pourtant.
Je découvre aujourd’hui – non, c’était hier – les vœux de mon amie Gaëlle Boissonnard,
dont j’ai parfois relayé ici, certaines beautés.

Je vous les propose à découvrir, vous aussi, en cliquant sur le visuel ci-dessous. C’est sur son blog.

De quoi transcender les souhaits, de quoi raviver un peu d’espoir pas encore désabusé.
Même s’il ne s’écrit pas en rose…
Des vœux responsables, en quelque sorte.

Merci à elle.


À bientôt ?



Ploum, ploum, ploum…

Partages Posted on 30 décembre 2020 21 h 49 min

(Pour retrouver les “chabriennes” rêvasseries, faites une recherche “Chabre
dans le menu “Empreintes” de la colonne de droite)



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (30)

Partages Posted on 11 novembre 2020 8 h 25 min

Dernier épisode, aujourd’hui de ce feuilleton perrosien.
Bonne dernière (?) lecture !


Le paradis

T. est toujours couchée. Elle vomit. Elle fait du toboggan nostalgique. Moi, je fais les courses, je suis debout, je mange ce que je veux. J’ai été malade, déjà. Je suis déjà resté au lit plusieurs jours. Ça suffit pour devenir fou de l’existence, des gestes, des habitudes que les autres continuent de mener. Rien que d’entendre le bruit d’une conversation dans la chambre à côté, conversation debout, c’est affreux.



Le papier

Je me fais vieux. Écrire m’ennuie. Moins que de ne pas écrire. Alors je fais des manières. Je trouve préférable de travailler sur un certain papier cartonné, lisse, glacé. La plume va plus vite. Je suis allé à Quimper, aujourd’hui, pour trouver ce genre de papier. Oui. Malheureusement quadrillé, mais vert liquide, vert d’eau plus simplement. J’ai rangé le paquet dans un tiroir. Je n’oserai qu’avec peine l’attaquer. Ce que j’écris, en général, ne vaut pas si cher (400 francs). Mais il y a ce que je pense, sans le vouloir, ce qui me prend, comme ça, n’importe où. Si je suis à moto, je m’arrête, exactement comme si j’allais pisser. Le moindre bout de papier est bon. J’en retrouve des tas, dans mes poches, j’aurais envie de dire : à la fin de l’année. Puis le travail. Qui exige une autre attention. Une autre écriture. Curieux, l’écriture. Un critère. Je sais ce que vaut un texte d’après l’écriture. Si elle est illisible, c’est peut-être du meilleur, toutes proportions gardées. (Il est toujours question de moi.) Si elle est trop claire, trop nette, je me méfie. Odeur de suif. Quand les deux s’épousent, alors, oui, on peut y aller. C’est publiable. J’ai longtemps écrit, comme tout le monde, sans penser à la publication. Je n’imaginais pas la chose possible. Quoi, ces quelques lignes maladroitement orthographiées, il suffirait que je les tape à la machine pour qu’elles paraissent. Ô paresse, dirait je ne sais quel vicieux du calembour, qui m’agite. Et pourtant oui, paresse. Je suis resté de l’avis de Valéry. Montrer ce qu’on fait n’est pas honnête.



La mort

Je suis allé à Q. aujourd’hui. Pour rendre service à la crêpière, dont le fils est pensionnaire au Lycée. Rue Fréron, ou quelque chose dans le genre, je ne sais plus. Je ne connaissais pas cette rue. Amusante. Avec de vieilles maisons qui croulent sur le trottoir. Pas mal de plaques de cuivre. L’habitant. Notaire, avocat, médecin, je n’ai pas eu le temps de voir, j’étais à moto. Je suis revenu très vite. Il pleuvait. Je me disais : “Si ma chaine saute, et la chose est courante, la roue arrière se bloque, et c’est le dérapage, c’est la chute.” Réflexion courante. J’accélère, comme un imbécile. Je pense : “on verra bien”. La moindre descente est bonne pour affoler le compteur, d’ailleurs déréglé. Mais le vent est là. Pas la vitesse. Le vent. À partir de ce moment-là, je ne crois plus à la mort. Je me sens parallèle aux choses, qui bougent aussi, grâce au vent. Je me sens concerné par une complicité… cosmique, qui rend la mort inutile puis que tout l’est déjà, et s’en fout. Bref la mort, c’est d’y croire. On renaît. On la vexe ? On l’annule. Biens sûr que je vais mourir sous mon nom. Mais j’aurai vécu un peu. Assez pour savoir que c’est passionnant et terrible. Assez pour en être satisfait, quoique légèrement étonné. Persuadé de mourir à côté de la vie. Je n’aurai ni tout dit, ni tout pensé, ni tout vu. J’aurai fait l’impossible, avec les moyens du bord; Les misérables finissent, vingt sous en poche, par regarder le ciel, un arbre, un brin d’herbe. Un sourire. Il y a pas mal de temps que j’en suis là. Très heureux d’avoir saisi cela. Je suis au point vivant, qui ressemble au point mort comme une goutte ressemble à une autre, sur les fils télégraphiques. Elles se rejoignent, cependant. Forment une larme, un gros chagrin liquide, qui tombe par terre, dans l’indifférence générale.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire



      Il ne parlait pas beaucoup…



Voilà donc le terme de cette petite, mais à mes yeux très grande aventure,
tant me semble riche, sensible et bouleversante
la ligne qu’a suivie Georges Perros – je devrais dire qu’il a tracée, inventée.

Demain est un autre jour.


À bientôt ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (29)

Partages Posted on 10 novembre 2020 8 h 54 min

Perros, pénultième.
Quelques presque derniers frémissements de plume
pour nous accompagner dans l’interrogation de qui était Georges Perros.
Quand c’en sera fini, qui pour nous accompagner ?
Qui pour que nous cessions d’être en mauvaise compagnie,
comme avait dit Valéry que serait tout homme seul ?


Mélanie

C’est ma propriétaire. Elle a perdu son père, corps et biens en mer. Elle avait quatre ans. Sa mère est devenue aveugle à cinquante-huit ans. Elle l’a soignée. Vieille fille. Elle dit qu’elle est “blanche”. Un soir, elle m’a interdit de sortir, main au loquet : elle avait quelque chose d’important à me dire. Ça la faisait tanguer. Ça ne sortait pas facilement, elle craignait de m’avouer la chose. Se contentant d’un : “Si j’avais su, je ne vous aurais jamais pris chez moi. – Ah ! Pourquoi ?” L’entretien a duré deux heures. Enfin, elle y est allée bravement : “Eh bien voilà, on m’a dit que vous étiez un bohème.” Ouf ! Je l’ai rassurée. Lui ai demandé si elle connaissait le sens du mot. Non. J’ai ri un peu fort. Elle fut très vexée.
Elle se saoule très régulièrement. Elle veut travailler. Alors, certains soirs, elle va à la criée, titubant. On la renvoie, en la traitant d’ivrognesse. Elle l’avale mal. Le lendemain, elle vient me trouver : “Qu’est-ce qu’ils ont après moi, monsieur Georges. Allez donc savoir, je vous en prie. Je suis hardie, hein !” J’y vais. Je me trouve dans un bureau, face à un mareyeur, drôle d’espèce. Je viens demander ce qu’on a après Mélanie. On me répond qu’elle boit, que ça fait des dizaines d’années qu’elle boit, puis que pendant la guerre, avec les Allemands, ouais… Que c’est non pour le travail. Qu’on la connaît mieux que vous, monsieur, voyons… Je reviens. Je luis dis que c’est à causse de sa vue, très faible, qu’on la refuse. “Moi, ma vue, mais j’enfile d’un coup une épingle dans un fil ! Ça alors !” Bon. Elle veut travailler pour avoir sa sécurité sociale, si elle tombe malade. Discours. Je lui chuchote que moi aussi, il m’arrive de boire un coup, que ce n’est pas déshonorant, mais qu’il vaut mieux aller se coucher quand ça tourne. “Oui !” Elle ne boit que du lait, dit-elle. Si vous lui offrez un verre de vin, elle lève les bras au ciel : “Pour qui me prenez-vous !” Que faire ? j’en suis là. En attendant, je ne peux plus rien foutre.



Le vin

J’ai tendance à boire. Le soir surtout. Mais dès que je me lève, l’urgence liquide se fait sentir. D’où vient ? Cette sécheresse des lèvres, cet embarras du côté intestinal, c’est la séquelle toujours renouvelée, c’est l’impossibilité de s’arrêter. À vrai dire, je bois beaucoup. Du vin, de la bière, toutes les occasions sont bonnes. Ce n’est pas par plaisir. Dès que je me trouve devant un demi, ou un verre de vin, dans un café, l’ennui me prend. Un ennui voulu. Mais qui persiste. Qui ne m’oublie pas. Qui se venge. Exactement comme si mon corps m’en voulait de l’avoir traîné en maints endroits inintéressants. C’est ce que je ressens, très fort, chez les autres, quand je suis invité. Je paie mon écot, le langage est souverain, mais c’est une ride de plus. Pourtant, j’ai plaisir à sortir de mon trou. À parler. À voir des gens. Mais je maîtrise mal, je laisse trop de liberté au voyou qui s’impatiente en moi, qui ne se trouve bien nulle part, non par détestation d’autrui, mais par goût du vent, de la pluie, du beau temps. Bref, ce que je comprends bien, c’est l’oiseau, ce clochard éternel, qui vit en moi, coincé, ou attentif.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Dernier souffle de cette perrosienne déambulation, demain.
Il reste bien des choses à en découvrir.
Voyez, en cette sinistre période de confinement, votre libraire préféré.
Il vous fera connaître, bien mieux que moi, ces choses-là que nous a offertes Perros.
Les bons conseils ne viennent pas d’Amazonie
Ni la chaleur, ni le regard, ni la convivialité d’une librairie.
Ni la complicité.

À demain ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (28)

Partages Posted on 9 novembre 2020 8 h 30 min

Encore du quotidien aujourd’hui.
Et de l’air, l’air de rien.



Le printemps

Aujourd’hui, c’est le printemps, oui. Je sens, en écrivant, que j’ai bu un peu trop. Le vin, ici, est très fort, douze ou treize degrés. Très africain du Nord.
Nous nous sommes un peu baladés, T. et moi, cet après-midi. Elle s’était levée, il faisait beau – le temps fait le beau, comme les chiens. Nous sommes un peu avancés sur les Plomarchs, d’où la baie tire une magnifique langue. Deux arbres en fleurs, ces maisons le unes sur les autres comme si elles se protégeaient – en fait elles se détestent – cette eau bleue, verte, noire, blanche, la mer, qui vient se reposer par ici – voir un peu ce qui s’y passe – et le soleil par-dessus cette espèce de forêt géométriquement légendaire derrière nous, bon, ça allait à peu près.
C’est le printemps. Dans l’air, je ne sais quels canons bénéfiques, qui lancent des obus fleuris. Tenons-nous en là.



Le flair

Il faut bien croire que nous avons une odeur, puisque les chiens nous suivent par le nez. Sinon, par quoi ? Chaque matin, je fais les courses, je l’emmène, je l’entraîne. Il me suit, en faisant beaucoup de gestes d’enthousiasme. Au marché, je le laisse. Il me laisse. Je le vois, de loin, s’occuper du derrière d’une demoiselle, ou d’un monsieur – on sait que les chiens n’y regardent pas de si près, malgré les apparences – à sa convenance. Je reviens à la maison. Il est là. Il m’attend, cul contre la porte, se léchant la chose essentielle. Je pense que c’est le flair qui le fait revenir chez lui. Si c’était autre chose il faudrait en conclure que les chiens sont plus intelligent que les hommes. Qu’ils sont passés par là. Qu’ils ont compris. Et du même coup, localisé leur intelligence. Point de mots. Du nez. Je serais assez de cet avis. Mais pour le moment, c’est le purgatoire.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Un peu court aujourd’hui, j’en conviens.
C’est comme ça, les perrosiennes marées.
Tantôt houleuses, tantôt si discrètes qu’on ne les entend pas… (enfin, j’exagère un peu.)

À demain quand même ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (27)

Partages Posted on 8 novembre 2020 14 h 59 min

On pense, en entamant tout ceci, à des virginités.
Incongruité cependant
que ce qui consiste à imaginer vierge
un homme qui regarde et dit.
Sans se leurrer, s’en laisser conter.


Soirée

L’envie de dessiner plutôt que d’écrire. L’envie de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. Je mange, et dans ma distraction gastronomique, j’aperçois sur la table un visage, une forme possible, sans doute trace de casserole chaude. Je continue de manger, comme si je n’avais rien remarqué d’insolite. Mais mon regard est concerné, la petite bête commence à s’énerver. Bon, j’y vais. Chercher mon carnet, mon stylo. Et reprends la même place. Je fixe le même endroit. Mais ne retrouve plus du tout la même chose. J’étais parti pour dessiner. Et voilà qu’il me faut écrire que j’étais parti pour… Comme je n’aime pas mentir, oui, la forme, le visage, sont peu à peu revenus. Je me demande d’où ? Si je fait de passer d’une pièce à une autre est susceptible de bouleverser un monde aussi strict, autoritaire, déterminé, que celui des choses, ou des traces que laisse une casserole sur une table, à qui se fier ? J’avais d’abord pensé, en littérateur impénitent, que c’était l’œil d’Hölderlin qui soulevait la table. À bien regarder, observer, non. (On s’en doute.) C’est toujours un œil, certes, je n’ai pas menti sur ce point, mais celui d’Hölderlin, je crains que non. Au fait, c’est le nez qui m’étonne. Un nez possible. Résolument tracé, en noir. L’œil sensible aux teintes de la table, vaguement acajou, très nuancé. J’ai eu immédiatement envie d’ajouter : d’acajouter ! – ce sera tout pour aujourd’hui.
Une fois de plus, j’envie les peintres, qui peuvent exploiter l’absurde en toutes couleurs, j’allais dire : en toute tranquillités.



      Une femme m’attendait…



L’infirmière

Passé le plus clair – ou le plus obscur de mon temps, chez les docteurs de la ville. Madame qui tient, comme on dit, un café, et s’est toujours montrée extrêmement prévenante, m’avait conseillé Youinou. J’y suis allé hier, mais vraiment trop de monde. Y suis retourné aujourd’hui, vers trois heures. Salle d’attente funèbre, l’ampoule manque au bout du fil électrique, mais encore pas mal de monde. J’attends un peu, en lisant Combat puisque c’est jeudi et qu’il y a deux pages consacrées aux lettres. Comme d’habitude, lecture inutile. À force d’attendre, je me dis que T. doit s’impatienter. Je fonce chez un autre docteur, que Mme Lebrun, veuve, tenant un petit café où j’allais tous les matins boire un jus lors de mes précédents séjours (!) m’a recommandé. “Très bon accoucheur.” Bon. J’entre. Sonnerie. Puis silence. Où est la salle d’attente ? Cherche toujours. J’attends. Sort d’une porte – comment sortir d’une porte ? – un présumé malade, suivi, loquace, du présumé docteur. Il me voit. “C’est pour une consultation ? – Non, un renseignement. – Bon, allez vous asseoir.” Et hop, à nouveau entre quatre murs, avec ces curieux visages de futurs ou anciens ou présents malades, dont les mains saisissent fébrilement les monceaux d’âneries imagées accumulées sur la table. Je ne me sens pas très bien. Je me demande si je ne vais pas à mon tour tomber malade. Le docteur L. vient chercher un nouveau client. Il lui dit “entrez” de telle manière que pour le coup j’avale ma pipe. Dès qu’il a disparu, j’en fais autant, mais du côté de la rue. Une heure après, je suis dans la salle d’attente du docteur Youinou, premier nommé. Cinq personnes avant moi. Parmi lesquelles une maman qui berce son bébé, qui a peut-être une angine. “Avec ce temps, et ce brouillard, ce matin, vous avez vu ?” Bon. Mon tour arrive. “Ce n’est pas moi qui suis malade, c’est ma femme – extraordinaire de m’entendre prononcer ces mots ! – elle est enceinte, elle vomit, etc. – Oui, c’est pas drôle, on a bien assez d’embêtement comme ça.” Là-dessus, rapide auscultation de ma binette, ordonnance, et hop, chez le pharmacien. Où suppositoires. Et liquide vitaminé, donc, piqûres. Recherche d’une infirmière. On la trouve. Elle arrive. Entre soixante et soixante-dix ans. Elle boite. Elle a des rhumatismes. Assez éveillée, malgré l’heure. Elle en connaît un bout sur les fesses et les cris des malades. Elle me rejoint dans la cuisine où je fais chauffer de l’eau pour les seringues. Elle me dire que T. est enceinte – eh oui ! – elle se laisse dire qu’il y a pas mal de temps qu’elle a connu ça, et qu’on ne devrait pas se marier,; nous autres femmes, pour en arriver là. Je suis bien de son avis, quoique mâle. Piqûre faite – attention, criez, voilà, ce n’est rien – elle s’en va, boitillant, coiffe en tête. Elle revient demain matin, neuf heures. Il est temps d’aller se coucher.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire


Demain est un autre jour.
Il n’empêche qu’on puisse s’y trouver…

À demain, donc.





Cesser d’être en mauvaise compagnie… (26)

Partages Posted on 7 novembre 2020 13 h 12 min

Des textes en prise directe avec le quotidien, annonçais-je hier.
J’aurais dû préciser avec la pratique du quotidien.
Voici.


Les fleurs

Des fleurs sur ma table, donc je ne suis pas seul. J’y pensais cet après-midi. Je ne suis plus seul. J’étais allé faire des courses. Chercher des flocons d’avoine pour elle, qui est malade. Enceinte. Curieux. Je marchais dans des rues mille fois parcourue en état de solitude absolue, et me venait à l’esprit : “Quelqu’un m’attend, se demande ce que je fabrique, si je ne bois pas un coup avec les copains.” J’étais occupé, comme les Allemands occupèrent Paris pendant la guerre. Mais là, content de l’être. Je me sentais une responsabilité. C’est ce que l’homme a trouvé de mieux pour respirer convenablement. Et ce coup effectivement bu, je m’entendais dire : “Il faut que je rentre.” Ce qui et le comble pour un type qui a vécu seul jusqu’à trente-cinq ans. Pour un célibataire. Je suis donc rentré, j’ai fait la cuisine. J’ai consciencieusement jeté des cuillers de flocons d’avoine dans le lait en ébullition. Je lui ai porté la chose. Apporté. La propriétaire, Mélanie, est venue me demander si j’oserais parler pour elle à Auguste M., mareyeur, demain matin. On lui en veut, parce qu’elle boit. Dit-on, dit-elle. Je le sais mieux que personne. N’importe, j’irai à la criée demain matin, à la recherche de ce monsieur qui me demandera sans doute de quoi je me mêle.



      Elle reposa son visage…



La vaisselle

J’avais oublié. Mais depuis que T. est malade, couchée, je fais la cuisine. Et par suite, la vaisselle. Gestes de femme. Je comprends mieux les femmes, en essuyant une assiette. Je regarde par la fenêtre, le torchon dans les mains. Il n’y a pas, à proprement parler, regard. Mais distraction. Mais total no man’s land, ou, en l’occurence, no woman’s land. Je pense à tout et à rien, dans une espèce de vacance, de réalité complice du robinet, du gaz, du torchon plus ou moins mouillé. Je ne sais plus ce qui peut m’arriver. Les gens qui ont des bonnes oublient très vite ce phénomène. Faire la vaisselle des autres, ce doit être beaucoup plus intéressant. Je voulais dire : horrible, mais ce serait retomber dans le plus bas moralisme. Quant à s’occuper des enfants des autres, j’y perds un peu mon latin; J’ai eu pas mal d’amis à bonnes. Invité chez eux, il m’était extrêmement difficile de “m’intéresser” à cette jeune, ou vieille personne. À peine si j’osais demander le prénom, ou le village natal, de cet être ambigu qui servait et desservait, avec laquelle on était d’une politesse qui me paraissait exagérée. Je prenais une petite revanche en allant au water, via la cuisine. Là, je savais tout. La misère et l’espoir. Je savais mon impuissance. Et je rentrais dans la salle à manger, pour le dessert, vaguement malhonnête, oui, c’est le mot, d’avoir osé parler normalement à une personne normale. Pendant le pousse-café, au salon, tout en discutant littérature, avec passion, quelque chose en moi s’émouvait au contact gélatineux de ce que nous venions d’ingurgiter et que cette jeune ou vieille demoiselle essuyait.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Voilà. C’en est terminé pour aujourd’hui.
Demain, la suite.

On s’y retrouve ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (25)

Partages Posted on 6 novembre 2020 11 h 47 min

On continue. Avec application.
On continue, mais on sait que la fin est proche de ce petit trajet
fait en compagnie de, et les yeux rivés sur, Georges Perros.
Dès demain, je vous proposerai des textes plus circonstanciés,
plus attachés à certaines circonstances de la vie. Plus concrets donc.
Un Perros toujours aussi lucide, vinaigré parfois. Plus quotidien cependant.

Retour à mon silence.



Ce qui est horrible chez les hommes politiques comme chez les flics, c’est qu’ils donnent l’impression d’avoir été fait pour ça.



On est jeune. Puis on n’est plus rien. On traîne sa jeunesse jusqu’à la mort de l’homme qu’on est devenu et qui n’est bon qu’à mourir, avec ses médailles de bon citoyen sur la poitrine. Le langage devrait faire le gué, le guet.
L’art, c’est la mort du jeune homme.


D’abord le tableau noir. Puis la page blanche. Et après ?



Pour tirer d’un homme ce qu’il a d’humain, il faut attendre sa mort. S’il en reste.



La politique, ce devrait être résister à tout ce qui risque de dégrader l’homme dans son milieu intégral – mon voisin d’abord – sans référence aucune. Autrement dit, il est à peu près interdit d’en faire pour devenir député. Mais d’en vivre. De vivre cette résistance, oui. Avec les inconvénients qui s’ensuivent. Car les choses étant ce qu’elles sont, il faut une sacrée distraction pour ne pas se laisser aller à être pour quelqu’un – belle illusion – dans le cours d’une histoire sans lieu précis, mais provocante. Comment ne pas adhérer à un “parti”, hors tout romantisme, toute “belle âme” ? Difficile. Voire douloureux. Mais il faut tenir le coup, quand le cœur n’y est pas. On ne mérite peut-être pas la “politique”. Comme on ne mérite pas la psychanalyse, qui nous rend plus, ou autrement, intéressants que nous ne sommes. Si nous le sommes, ce ne peut être par ce biais.



La santé, c’est ce qui sert à ne pas mourir chaque fois qu’on est gravement malade.



Dans le train. En face de moi, un gosse. Il est plus emmerdant que tous les voyageurs réunis. Mais c’est un gosse. Sinistre, sachant, etc., comme à peu près tous les gosses. J’en fus un. J’en ai trois. J’en fréquente beaucoup. Mais il tout de même moins emmerdant, insupportable, que le type qui est à côté de moi, qui lit… je regarde quoi mais le titre du canard m’échappe – qui lit donc, quoi qu’il en soit de sa lecture, une ânerie, à ne voir que les illustrations. Le gosse mange un petit beurre Lu. Il me regarde, avec des yeux énormes, parce qu’il a des lunettes à verres grossissants. Je lui souris, il me tire la langue. Son grand-père ne voit rien, il lit Le Monde, avec un de ces airs d’en avoir plusieurs ! Nous sommes entre Redon et Vannes.



Souvent, le plus souvent, ce que j’écris n’aurait de sens que non publié. Nous voilà bien !


Extraits de Papiers collés (3)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

C’est tout pour aujourd’hui (première semaine de confinement presque bouclée)…

À demain ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (24)

Partages Posted on 5 novembre 2020 17 h 22 min

Georges Perros.
Je continue de me taire.
Perros, c’est le moins qu’on puisse dire, est moins mutique.
On l’écoute ?



Il était d’une intelligence supérieure à sa moyenne.



Il faut se cacher pour écrire. Parce qu’écrire nous met à poil. À nu. Écrire n’est pas présentable. (Mais pour certains, c’est le contraire. Ils se mettent sur leur trente et un. Finissent généralement l’épée à la hanche.



À qui le Christ a-t-il pu dire : “Méfiez-vous des hommes” ?



On ne devrait lire un poème qu’en braille. Avec les doigts.



Racine est intraduisible parce qu’il a très peu de poésie dans son œuvre. Mais traduisez Sophocle, Shakespeare comme un cochon, il en restera toujours quelque chose. L’essentiel. Celui de tout homme vivant, quel qu’il soit, quoi qu’il dise ou fasse.



Évidemment, je suis bien d’accord – avec qui ? –, il vaudrait mieux s’abstenir. Ne plus lire les journaux, ne plus écouter la radio, ne plus regarder la télévision. Oui. Et ne s’en tenir qu’à la célébration de ce, de ceux qu’on aime – nombreux –, ou se taire. Oui. Mais il y a des tiraillements, des couleuvres qui ne passent pas, des indignations, des envies, d’obscurs goûts d’être au courant, rien moins qu’électrique. Alors on passe d’une petite colère à une autre, d’un coup de pied dans le derrière du néant à un autre au monsieur qui gnagnatise derrière un micro. Tenez, ce matin, j’ouvre le poste, comme on dit. Cette voix, suffisante, délavée, je la connais. Elle émet des sons. La voix déplore le gris de l’œuvre d’Henri Thomas. À se demander si son propriétaire ne confond pas avec la sienne. Alors ça y est. La colère. Je tourne le bouton comme si j’appuyais sur une gâchette. Mais à quoi bon tuer vraiment un cadavre ?



À quoi m’auront servi, me servent encore, tous ces livres, dont quelques-uns ne m’ont plus quitté depuis connaissance faite, sinon à vivre ? On dit beaucoup de mal de la littérature. C’est un dérisoire tour de passe-passe. Sans évoquer tous les hommes et femmes qu’il n’ont eu qu’une ambition, celle d’être publiés, et qui, dès lors qu’ils ne le sont pas, ne cessent plus de cracher dans leur première soupe – disons tête – Io Io ! L’amusant, ce serait plutôt ce constat : les publiés meurent – littéralement – encore plus vite que ceux qui ne le sont pas. Les bibliothèques sont pleines de morts. Que personne ne lit, ne lira plus. D’où le fait d’être publié n’est pas suffisant pour satisfaire cette fameuse ambition. Je peux bien dire, pour ma part, que je n’ai été publié que par hasard. Après quoi il faut bien se montrer. On vous convoque. Venez montrer votre poire. Si ladite poire déplaît, gare à vous. À moins d’avoir un génie qui ne peut que manifester celui de votre premier lecteur – la fameuse découverte ! – , vous aurez grand mal à faire accepter votre second livre. Accepté par qui ? Voilà le problème. Les comités de lecture, c’est le pouvoir de l’intellect à l’état pur.



Comment un homme pourrait-il en représenter des milliers ?



Pas mal, pas mal, ce que vous faites. Mais faudrait toute de même lire Marx un jour. Hein ! Puis il y a la linguistique. Tic tic. Faudrait tout de même en passer par là. Comme nous. Pourquoi ne vous emmerdez-vous pas la vie ? Comme nous. Tant pis pour vous.


Extraits de Papiers collés (3)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

À demain ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (23)

Partages Posted on 4 novembre 2020 12 h 16 min

On continue. En silence.
Mais ça bout côté neurones et breloque.
Et conscience aussi, bien sûr.
Enfin, je dis ça…

Bonne lecture.



Il n’a jamais été question pour moi de m’enfermer dans la littérature, mais de confronter le peu que j’en ai dans la peau aux risques quotidien de m’en débarrasser. (En souhaitant, peut-être, qu’il en reste un peu du
peu !)



Ce que j’ai appris, c’est qu’il est plus difficile d’écrire simplement qu’hermétiquement. L’hermétique doit être absorbé par le simple. Hölderlin le savait. Et Artaud.



Arrangez ça comme vous voulez, la littérature c’est l’habitat de la solitude. Le désir. L’impatience.



Je lis les journaux, je me tiens au courant. J’écoute la radio. Je lis mes contemporains, même ceux qui ne seront jamais lus que par moi, et il y en a, il y en a ! Alors, ce qui pourrait me manquer, c’est l’“ambiance”, deux ou trois conversations dans un café. Où est la marge ? Retiré ? De quoi ? De qui ? On me parle du Centre Beaubourg, on me dit : “Il faut avoir vu ceci, entendu cela…” Non. Il y a énergie ou rien. Aussi bien dans une île, une prison, un hôpital. Le grave, c’est l’exil. Quitter ses amours, qui sont irrationnels. Je plains les Russes expulsés de leur pays. Un arbre russe ne ressemble pas à un arbre suisse, ou américain. Ne plus pouvoir parler sa langue, dans la rue, pour acheter du pain, oui, c’est dur. Ce doit l’être. On mâche le “peu qui reste”.



Le moment à partir duquel le désir de vivre touche au plus près l’envie de mourir, parce que c’en est trop des deux côtés. La vie et la morts flouées. L’homme moulé dans l’instant de cette découverte. Après quoi ! Nul mérite. Il faut recommencer. Mais, dans la poche, une certitude. La mort a bonne mine. On va l’aider, l’imbécile. Elle se croira toujours aussi triomphante que nos P.-D.G.



Je ne lis bien que quand j’éprouve le besoin, comme si j’étais dans le coma, de ne rien comprendre à l’immédiat du regard sur ces lignes qui vont à je ne sais quelle pêche dont je suis, pour le moment, exclu. Il me faut revenir, dans l’immédiat, sur ces lignes qui me viennent de si loin – que fabrique leur auteur, dans le même moment ? – et souvent bien sûr, il est déjà mort, autrement dit plus près que mes contemporains qui poursuivent leur aventure dieu sait comme, dieu sait où, et que de surprises ! Alors je relis sur place, je n’ai compris que la lettre; il me semble nécessaire, heureux, de revenir sur mes pas, pour mieux enregistrer la parole vouée au vent qui, dans l’instant, me passe, me traverse, perturbe, remet en branle mes cellules attentives.



C’est vrai qu’il est temps d’arrêter le progrès. On pense des hommes dits scientifiques ce qu’on pense des enfants turbulents : “Qu’est-ce qu’ils vont encore inventer ?” C’est vrai. Mais le pire est fait. On peut, entre nous, sans l’aide d’aucun dieu, faire sauter la baraque.



Je ne suis ni de droite ni de gauche. Je suis dans la merde. Ça ne porte pas toujours bonheur.



Je suis persuadé qu’on rencontre sa mort durant sa vie. Mais on ne la reconnaît pas. À peine risque-t-on d’en sentir le frisson. Souvent dans le regard d’autrui.


Extraits de Papiers collés (3)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Voilà pour aujourd’hui, sixième jour de ce foutu reconfinement.
Belle journée à vous.

Et à demain ?



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (22)

Partages Posted on 3 novembre 2020 15 h 57 min

Il faut se taire.
Ou alors pouvoir parler autrement que pour ne rien dire
quand il s’agit de ces choses-là de littérature.
Et de Georges Perros en particulier.
Difficile.
Il se trouve que, lâcheté du confort,
j’ai annoncé vouloir me taire tout au long de ce périple
dénué, volontairement, de commentaires, voire d’indications.
On continue. On verra par la suite.



Je ne peux pas concevoir un homme sans cesse occupé de ce qu’il fait, a fait, va faire. Quoi qu’il fasse. L’homme m’est impensable qui n’éprouve pas, tous les jours, fût-ce un quart d’instant le vide, l’impossible à vivre. C’est ce quart d’instant qui me passionne. Qui a fait ma vie. Ce quart sans la moindre référence, le moindre souvenir, la moindre hérédité. Ni cruel ni pessimiste ni perceptible à qui que ce soit. C’est comme une douleur furtive qui vous traverse comme un avion passe un nuage. Il vaut mieux être seul quand elle se déclare. Tout de même. Parce que justement, quoi qu’on fasse à ce moment-là, on n’a qu’une envie, la suivre, cette douleur, voter pour elle. J’ai connu cela sur scène, quand je jouais des rôles un peu conséquents. Entre deux répliques, elle attaquait, sans méchanceté, elle ne savais pas ce que je fabriquais là. Mais c’en était fini de ma présence scénique. Je me trouvais tout à coup dans un monde bloqué, arrêté, une sorte de musée Grévin, rejeté – sans l’être – hors d’une figuration plus ou moins intéressante. Le non-sens absolu. Mais s’il n’y avait que le théâtre ! Ça continue, dans le plus retiré possible. Au moins là suis-je en mesure de voyager en toute tranquillité sur les ailes de cette douleurs, oh, disons de ce picotement quotidien qui traverse tous les instants, les uns après les autres, sans chronologie, de ce qu’il croit ma vie.



Le moment à partir duquel on ne peut plus dire sa vérité, parce qu’elle est insupportable. Inécoutable. Indécente. Pire que de faire l’amour dans la rue.



Il pleurait à froides larmes.



Qui écrit pour se sauver est foutu d’avance.



Je ne peux qu’envier les artistes que le temps parvient à envahir de telle sorte qu’un chantier se déclare, s’ouvre devant eux, et qu’un travail leur devient possible, leur permettant dès lors d’être occupés comme s’entendent à l’être un menuisier, un maçon, un bûcheron, etc.
L’enviable, c’est de métamorphoser son artisterie en artisanerie.
Reste… l’inspiration. mot difficile à prononcer, impossible à traduire, puisqu’il ne recouvre rien, le fait même de travailler l’annulant.



La nuit aussi donne des idées, pourquoi en faire des rêves, comme si les idées diurnes étaient plus achevées que celles du sommeil. Ces idées, parfois, nous échappent, on ne sait pourquoi. pendant qu’elles déroulent leur absolu, on pense qu’il faudrait les noter. Elles, et non les autres. Or, ce sont celles-là qu’on ne note pas, qui reviennent périodiquement, sans qu’on puisse jamais les retenir.



Non certes l’homme n’a pas en lui de quoi aimer trente-six fois. Ou c’est qu’il nomme amour une bien faible flammèche. Quand on a bien aimé, quand on a tout brûlé, il se fait un grand vide, une grande blessure à cicatriser par le temps. Mais qui ne voit que la vie est trop courte pour récidiver.



On demande une miette d’amour pour tous les jours. On nous en donne une tonne pour l’éternité, qui est la mort.



L’homme se fait réveiller par un portier qui passe la nuit à sa place.


Extraits de Papiers collés (3)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Mutisme d’après lecture avant de vous souhaiter
À demain !



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (21)

Partages Posted on 2 novembre 2020 20 h 40 min

Georges Perros, dernière ligne droite : Papiers collés (3)



Je suis plus sensible aux êtres quand j’y pense que quand je les vois. Tout ce qui s’ensuit… L’amour difficile.



Le geste humain plaqué sur le tremblement de l’air – du réel, comme l’ombre de l’homme sur un trottoir d’Hiroshima. La distance, entre le graffiti et la trace d’un passage, c’est dans la nuit qu’on la réduit, toute affaire cessante, tout désir rendu à sa bonne fatigue. Alors, une main tendue, une cigarette partagée, et le monde s’ouvre à nouveau, déduit du rien originel.



Réussir sa vie : Rimbaud.
Réussir dans la vie : tout le monde ou presque.



Le monde va peut-être finir par ressembler à ce que nous méritons. Aux hommes qui l’occupent. Le monde, non, la terre. Cette merveille mutilée. Ce jour-là – la réussite – les morts ressusciteront.



Si j’avais le temps, ah si j’avais le temps !” De quel temps s’agit-il ?



Je cherche un stylo. Il faudrait n’avoir jamais écrit autrement que pour affaires, urgences dérisoires, pour ne pas comprendre l’enfantillage qui consiste à se mettre en quête d’une plume, d’un papier, etc., susceptibles d’aider au travail de l’écriture désintéressée – ô combien ! Ainsi, pour ce qui est de la lecture, couper les pages d’un livres était un plaisir. On nous l’a enlevé aussi, celui-là. Écrire, lire, c’est se mettre en prison pour crime à commettre. Le crime étant peut-être, justement, de lire, d’écrire, hors d’un temps qui exige une autre présence humaine. C’est, de toute manière, quoi qu’on lise ou écrive, se retirer. Afin de mieux pénétrer, s’enfoncer, dans un espace qui rend compte, paradoxalement, de cette présence. Mais sans cesse remise en question. Bref, fourbir ses armes d’existence. À qui faire bien comprendre cette veille ?



Ce que je voudrais dire, sans cesse, est très simple. C’est qu’il y a, tous les jours, quelque chose qui interrompt l’aventure sociale, sentimentale, intellectuelle, qui laisse son homme en plan, stupéfait, quel qu’il soit, quoi qu’il fasse. Il faut remettre ses bottes.



Rien de plus rare à se manifester que le naturel.



Sûr que le progrès, aujourd’hui, c’est de faucher les mauvaises herbes.



Voir un vivant comme on le revoit quand on apprend sa mort. Difficile.



Je n’ai jamais payé la première tournée que pour m’en aller plus vite.


Extraits de Papiers collés (3)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

À demain ?





Cesser d’être en mauvaise compagnie… (20)

Partages Posted on 1 novembre 2020 13 h 39 min

Troisième jour de ce second (?) confinement…
Nous voilà aux deux tiers de notre perrosienne aventure.



La littérature, c’est ce que l’homme ne mérite pas. Ni l’auteur, ni le lecteur. Qu’il faille être original pour être entendu quand on dit le malheur ou l’horreur d’être et de devoir mourir, nous condamne à coup sûr. Mais on peut aussi ne lire que le journal. Là on est gorgé, comblé. Voilà ce qu’on mérite.



Il posait des réponses.



J’écris quand je sens que je passe par moi.



Le sens des réalités va contre le sens de la réalité.



Qu’il écrive à propos d’une pierre, d’un arbre, ou d’un de ses semblables, il est évident qu’un homme se vend. Plus il tend à écrire ou à détruire, plus il se dit. Notre époque a une sainte horreur de la psychologie à deux sous, mais n’en est pas sortie pour autant. La littérature est devenue un lieu privilégié de nettoyage en série, lieu dans lequel il est interdit de dire “Je” quand il s’agit de soi-même, comme si soi-même existait, et voulait, par là, se préserver. Mais raconter sa vie ou celle du voisin, mais dire je ou il, mais dire nous, comme il est de plus en plus amusant de le faire, n’avance pas à grand-chose. Nous sommes très liés à nous-mêmes et l’écriture n’est jamais qu’un moment – privilégié – de notre existence. Nous sommes très seuls à l’être.



Ce serait très bien, la littérature, si les lecteurs comprenaient un jour ce que c’est. Pas du tout. Un type qui écrit deux cents pages sur sa veulerie, sa saloperie, sa médiocrité, son néant, allez, on lui file le prix Goncourt. Quel talent ! Le type est content. Le talent sauve tout. D’où cette nuée de terribles, d’imbéciles heureux, qui couvrent les catalogues d’éditeurs grâce à la faculté de dire qu’ils n’existent pas. Si on savait lire, on serait stupéfait de l’aveu d’imbécilité de la plupart de nos auteurs actuels. Ils crient leur vide et on leur trouve du talent, voire autre chose. Tout ça, parce qu’on ne sait jamais. Si on loupait un Miller, un Genet, un Kafka, vous vous rendez compte ! Cette peur fait publier, rend publiable, 80% de notre littérature actuelle.



Il est bien évident que si n’importe quel écrivain au travail se disait qu’il fait de la littérature, il enverrait tout promener, lui avec. D’où il n’y a littérature qu’à partir du moment ou l’autre regarde ce qu’il a écrit et y trouve de quoi nourrir ce regard. C’est le trajet écrivain-lecteur qu’on appelle littérature. J’ajouterai que lorsqu’on ne trouve rien à regarder, à lire, on dit aussi : c’est de la littérature. terme qui sert deux maîtres à la fois. Mais on ne s’y trompe pas longtemps.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire



Voilà pour ce dimanche.
On entre dès demain dans la quatrième et dernière semaine de cette série.
Vous en serez ?

À demain, alors.



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (19)

Partages Posted on 31 octobre 2020 12 h 12 min

Deuxième jour de “re-confinement”.
Et dans cette adversité, Georges Perros. À lire, à (re)découvrir.
Étape dix-neuf. Vous suivez ?



Qu’est-ce qu’un homme qui n’arrête pas d’écrire ? Qui refuse délibérément tout ce qui pourrait faire obstacle à ce qui appelle son œuvre . L’amour de la littérature vaut les autres amours. S’il ne s’y mêle aucune impossibilité majeure, à quoi bon aimer ? Un amour absolu n’a aucune sens. On ne peut aimer absolument que le rien. Sinon, on transige. On montre ses plaies pour détourner l’attention de ce rien, pour cacher ce que tout homme, dans sa vie, a fait de vil, de mesquin, d’ambitieux. Nous sommes tous, ou à peu près, des damnés apprivoisés, des salauds plus ou moins salauds. Mais la moindre distraction fait sauter le couvercle. Avoir connaissance de cela, malgré le mutisme général, est un cas de solitude. Car il y a des choses auxquelles on ne peut faire aucun mal. Des éléments. Le ciel, la mer. Se colleter avec, c’est jurer qu’on renonce au mal “humain”, sans pour autant renoncer à l’amitié, voire à l’amour. Ambigu ? Difficile. Mais pas impossible, j’espère.



Quelle chance avait Socrate de ne pas avoir à lire Platon ! Ces gens plus intelligents que nous n’avaient pratiquement rien à lire. Nous, plutôt faibles, sommes écrasés. D’où le besoin de s’affranchir d’une culture terrifiante, en lui volant dans les plumes, ou en l’ignorant totalement.



Nous pourrions tous nous suicider, parce qu’il n’y a rien à attendre, et que nous sommes des êtres d’attente, incapables d’aucun progrès, à partir de cette légère prise de conscience à la poésie, sans pour autant nous délivrer du sous-monde, qui vomit du péché en ivrogne absolu.



Moins je mens, plus je rougis.



Il y a le suicide. Ces n’est pas mal. Mais on aurait dû penser à son contraire.



On apprend que X, qui a écrit ce matin même une lettre d’injures, ouverte, à Z, dîne ce soir chez ce dernier. C’est beau, l’intelligence démocratique. Tout le monde fait joujou. Sacrée Marianne.



Dimanche

Repos des ruelles silence
Tout le village agenouillé
Avale sa prière et pense
Aux gros gâteaux du pâtissier
Dans un coin l’enfant se demande
Pourquoi diable Dieu se coucha
Le septième jour ô limande
Où glisse l’ennui d’être là.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Demain, nous serons aux deux tiers de notre périple.

Belle journée confinée à vous !



Cesser d’être en mauvaise compagnie… (18)

Partages Posted on 30 octobre 2020 13 h 49 min

Bribes et morceaux de Georges Perros.
18ème étape.



Bach. On déchiffre Bach. Il ne demande qu’à être déchiffré. Je rentre dans son ordre. Je rentrerais aussi bien dans celui du méconnu Czerny; Bach me permet de faire des gammes, et me donne autre chose, qui ne ressort pas de l’“interprétation”. En un mot, il me re-pose. Ce n’est pas rien. Il me fait, d’un coup, retourner à l’école. Bach chante toujours, mais sans que son chant ressemble jamais à un ruisseau, un orage, ou une goutte d’eau. Bach ne ressemble à rien. Et quand on est gorgé d’humain, je veux dire de ruisseau, d’orage, etc. que “soulagement” de se faire entendre, peu importe de quelle heureuse manière, ce qui ne ressemble à rien, et cependant existe. Les moments d’amour pour Bach sont rares. Plus rares que ceux qu’on peut éprouver pour Schubert, Schumann… Ce qui me retient chez Bach, dans ces moments-là, c’est qu’il se met à ma portée, le mot est trop juste, que je peux en profiter, qu’il est à ma mesure, malgré tout ce qui, si évidemment, nous sépare. Je le retrouve dans le Petit Livre pour A. Magdalena, très difficile malgré les apparences. Mais très jouable. Bach est bon, voilà. Il nous veut du bien. Sans pour autant tomber dans le prosélytisme. Rarissime. Un homme qui se veut bon rend généralement les autres méchants. De quoi je me mêle ! Couru d’avance. Mais Bach croit en dieu comme il est infiniment rare qu’on y croie. Il y croit parce qu’il travaille, qu’il acquiesce au labeur quotidien. Au point peut-être exagéré de faire pas mal de gosses. Qu’il a su élever, nous le savons. La musique, pour lui, devant être comme le folklore du bon Dieu, une gymnastique gracieuse et grave, glorifiant l’absent. Aujourd’hui, certes, c’est le contraire. (Pas pour tout le monde, n’oublions pas Stravinsky, Messiaen.) L’absence se fait par trop sentir. Merde à l’absent. Mais ça ne va pas mieux pour autant. Plutôt pire.


      Perros, piano et chant…



Ne pas vouloir l’ennui. On peut très bien laisser tomber. Accepter les scènes avec sa femme, avec les hommes. Mais c’est donner trop de chance au diable. Qui envahit tout. Apparemment rien de changé. Mais l’homme, à l’heure du repas dépliera sa feuille de chou, ou ne sera tout simplement pas là. Un rendez-vous important. (Le sens des affaires vient souvent de ce qu‘on s’ennuie chez soi.) Mais madame sera “triste”, et quand les femmes se mettent à l’être, à vouloir l’être, inutile d’insister. Le susdit diable n’y retrouverait pas sa culotte. Alors il y a piétinement. Nous somme mariés, toutes les femmes, hors la nôtre, nous paraissent désirables. Dans le même temps, tous nous sommes cités en exemple. Ceux qui aident leur femme, font la cuisine, s’occupent de bébé, etc. Laissez-vous faire, d’un côté comme de l’autre, et voilà, c’est fini, le sortilège a triomphé, la mort n’a plus qu’à prendre. À quel saint se vouer pour éviter ce “pire” ? Aucun. Il y a en nous une zone de solitude jamais saturée. Mais vite vexée. Humiliée. À nous d’en garder la discrétion sournoise. Elle a toujours le nez à la fenêtre, la moindre de nos défaillances ne lui échappe pas. On compte sur elle, sur son pardon. Jusqu’au jour où plus rien qu’un sale visage dans la glace, qu’un corps mou, incapable de réagir, de résister, d’aller par-delà. Quand nous en sommes réduits à nous-mêmes, c’est misère. Je n’en finirai pas ce soir mais c’est déjà le matin, je vais me coucher.



Il est aussi sot de vouloir savoir ce que représente un tableau que de vouloir voir la tête d’un poète.



L’ennui chez l’homme célèbre, c’est qu’il se prend pour ce qu’il est devenu, non pour ce qu’il est resté.



On ne compte plus les gens qui écrivent comme Stendhal. Par bonheur, Stendhal n’écrivait pas comme eux.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Peut-être pas suffisant pour occuper un peu ce premier jour de “re-confinement”…
On continue demain.



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