Envie, aujourd’hui
– mais qu’est-ce que l’envie quand c’est surtout d’urgence qu’il s’agit ? –
de transmettre sur ce blog cet article-réflexion de Johann Chapoutot,
historien spécialiste d’histoire contemporaine, du nazisme et de l’Allemagne
(ça ne l’empêche pas de regarder le monde où il va…).

L’article est paru dans Libé ce dernier jeudi
(selon la formule d’usage ici : j’espère que Libé ne m’en voudra pas).

Il y est question de vivre (je pèse mes mots).
Du poids ou du désir de vivre.
Vivre soumis est-ce, au-delà de ce que déjà nous vivons, une éventualité enviable ?
Au service de quoi ? De qui ?

Il y est question aussi de cette importance
que nous décidons d’offrir à la vie,
entre naissance et mort,
entre apprentissage et fin de vie.
À quoi la consacrer ?
De qui sommes-nous, en fin de compte, les serviteurs ?
De la perspective d’un quelconque bonheur ?
Auquel nous ne croyons plus ?

Il y est question de modèles braqués sur la fascination de l’inutile,
pourvu que cet inutile nourrisse la grande machine anesthésiante
qui fait se taire les femmes, les hommes qui n’en peuvent plus
et implique de ne pas nourrir
les quelques-uns, les quelques-unes qui, espoir incongru,
voudraient vivre leur vie
Ailleurs que dans l’épuisement des “Temps modernes” de Chaplin ?
En quelque sorte, oui.

Les perspectives brunes en moins ?
Pas sûr…

Je vous laisse découvrir.

L’intelligence mérite ça.



De l’école à la fin de vie, l’instinct morbide de nos élites

Réforme des retraites et débat sur le suicide assisté dessinent une bien curieuse image de la vie : le labeur, puis l’évacuation. Où sont la joie, la santé et le sens dans tout cela ? s’interroge l’historien.

Nous nous inscrivons dans un temps social, auquel les enfants sont accoutumés, voire dressés, depuis les plus petites classes. A l’école primaire, le «cahier de textes» d’antan a cédé la place à des «agendas», attribut des «grands» et donc, désormais, des «petits grands», très tôt initiés aux échéances des devoirs, des évaluations, des événements qui rythment l’année. Le temps social de la cloche d’école, introduite au XIXe siècle pour préparer à celle de la caserne et de l’usine, pétrit cette pâte enfantine sans que les parents ne s’en rendent compte, ni qu’ils sachent à quel point ce temps social est conventionnel, voire arbitraire : un lendemain de «changement d’heure», de passage à l’heure d’été, des enfants embués de fatigue se retrouvent sur des boulevards chargés d’automobiles, sur un simple coup de sifflet. Si l’horloge était restée ce qu’elle était la veille, personne ne pratiquerait ce théâtre social à cette heure-là. On obéit, on suit.

Nos petits sont ainsi formés au temps du «travail», celui des parents. De manière croissante, ce travail-là est inutile : tout le monde n’est pas infirmier ou paysan, et une proportion grandissante des emplois de service est des «emplois pour rire et pour rien» (bullshit jobs) dont la seule raison d’être est d’occuper un individu, de lui faire passer le temps. Quant aux emplois productifs, ils consistent à fabriquer et à livrer des objets dont on pourrait absolument se passer.

Les grands se prêtent à cette comédie pour faire quelque chose, et pour faire comme les autres. La grande paix du sage ou de l’ermite, occupé à contempler, à aimer, à soigner sa santé et à faire son potager, ne serait-elle pas pour tout le monde ? Comment le sait-on, alors que l’on n’a pas essayé ? Rien, depuis tout petit, ne nous y invite, rien ne nous y initie : les enfants, en dépit de la résistance de tant de maîtres et maîtresses, sont dressés à devenir des agents productifs, socialement «utiles», et aussi aliénés que leurs parents qui, compétition, performance et inflation aidant, sont de plus en plus nerveux, agressifs, malades.

On poursuit donc, tête baissée, malgré les pandémies et les incendies. Des gouvernements sans âme nous imposent de «travailler plus», sans dire à quoi ni pourquoi : 62, puis 64 ans, en attendant 65 ou 67, car dans un «contexte de concurrence entre nations», il faut bien faire aussi mal que ses voisins, et de pire en pire.

Au même moment, on discute de la fin de vie – concomitance atroce, quand on y songe. Comment, après une vie d’aliénation, mettre fin à l’existence de ceux qui sont devenus inutiles, un poids mort pour la société de production ?

Il y a de quoi être médusé, entre «réforme» absurde et violente et réflexions sur le «suicide assisté», la «sédation profonde» ou «l’euthanasie». Non que ces questions n’aient leur légitimité, mais voilà une bien curieuse image de la vie qui se dessine : le labeur, puis l’évacuation. Où sont la joie, la santé et le sens dans tout cela ?

Quelque chose de morbide et de mauvais saisit nos sociétés, qui semblent, par la voix de leurs élites économiques et de leurs relais médiatiques, accepter ce qu’on leur impose au nom du profit de quelques-uns : la vie est souffrance (au «travail») avant que ne se pose la question de mettre fin aux souffrances d’un corps qui ne peut plus «travailler».

Ce discours-là s’enracine au moment où la génération du baby-boom, mais aussi celle de ses désormais grands et vieux enfants, a fait l’expérience de l’inscription dans le temps long : le corps se fendille, les chairs mutent, les os craquent, la lassitude des deuils et des douleurs se fait croissante – et l’on en redemanderait ?

Faut-il voir dans la morbidité de ces «projets» économiques une manifestation de cet «instinct de mort», que Freud voyait à l’œuvre dans la Première Guerre mondiale, ou un écho de la catastrophe climatique que l’activité humaine inflige au monde et qui est également un ébranlement majeur de notre situation dans le temps ? Pour la première fois à cette échelle et avec ce degré de certitude, nous ne pouvons plus nous projeter dans le temps en étant ferme sur nos pieds, sur un sol dont la stabilité nous échappe. C’est avec une santé chancelante, aggravée par les conditions de notre «travail», que nous abordons des ruptures et des éboulements sans nom.

Raison de plus, nous disent les «responsables» économiques et leurs représentants politiques, pour travailler et ne pas y penser, quitte à accentuer le désastre.”



À bientôt ?