C’est comme ça que, la plupart du temps, je le croisais, l’inconnu.
Penché sur une de ces grilles de jeux qu’on vend dans les tabacs,
suspendu,
hésitant,
perplexe peut-être.
Abîmé, c’est sûr.

Filasse tignasse, fringues épuisées, godasses exténuées.
Gueule qui en a vu d’autres mais ne regarde plus.
Prolétaire fantôme hésitant à encore se cogner.
Seul, toujours.
Je veux dire : jamais accompagné.
Seul avec lui seul.

C’était dans ce bistrot où le matin, parfois,
je vais grignoter un croissant, avaler un crème,
lire les livres de ceux qui écrivent et ont des choses à dire,
essayer d’écrire le moins mal possible quelques bêtises
qui ne veulent pas dire grand chose.
Ce n’est jamais gagné.
Je m’égare.

Il était là déjà quand j’y entrais, l’inconnu.
Ou alors, à peine j’y étais qu’il y entrait.
Ne tardait presque jamais.
Poussait la porte, ne regardait personne,
ne commandait rien. Rarement un café.
On se disait bonjour quand son regard traînait.
L’unique mot qu’on ait jamais échangé.
Mais un peu plus que souvent.

Il s’asseyait, pliait son grand corps flottant,
posait en équerres ses longues jambes dessous la table,
fouillait les poches de ses maigres vêtements,
sortait de je ne sais laquelle
les papiers chiffonnés des grilles
censées lui ouvrir les portes
de l’une ou l’autre illusoire aubaine.
Impavide, se concentrait, cochait.

Ne souffrait pas, semblait ne pas souffrir.
Saturé de brumailles, oui.
Mais au-delà des douleurs.

Penché donc,
telle une gargouille en l’attente de pluies,
sur une lunaire éventualité de gagner
quelques euros,
quelques dizaines,
centaines,
milliers…
Davantage peut-être.
Un moyen de sortir de la précarité.
Éventualité minuscule, rêve, illusion.

Je le regardais.
Trop concentré pour en prendre conscience,
il ne savait pas que je le regardais.
Que nous serions-nous dit ?

Peut-être aurait-on parlé de ce qu’on ne connaissait pas.

De l’espoir qui génère l’inertie qui en retour s’en nourrit ?
Qui empêche de vivre.
Qui n’empêche pas la mort.
Je ne sais pas.
Lui non plus.

Salut à toi, l’inconnu.