Ressentis, engagements, appropriations, révoltes, doutes, certitudes, réflexions… Un peu de littérature aussi, de philosophie, d’écriture s’il se peut, de poésie. Et de musique, on en a tellement besoin ! C’est dans cette approximative petite lucarne que verront le jour, périodiquement, mais irrégulièrement sans doute, mes humeurs pas toujours égales. Et s’il se pouvait que vienne y réagir l’une ou l’autre intelligence, je ferai le trajet de n’en être pas peureux.
Un homme juste, pas juste un homme… Un titre “godardien”, je sais, avec tout ce qu’il inclut de “trucaille”, mais de “signifié” sans doute aussi.
Il serait peut-être bien de se rappeler que cet homme-là, mort aujourd’hui, avant d’être considéré depuis des années, non sans raisons, comme la boussole éthique et morale d’une République qui n’en a plus guère, fut l’homme le plus haï de France, lorsqu’il menait (avec quelle vérité, avec quelle hargne, et finalement quel succès !) les combats qui, aujourd’hui encore, font frémir les néo-réactionnaires qui aiment moins les femmes et les hommes que les dominer.
Se rappeler qu’on lui doit l’abolition de la peine de mort ne serait déjà pas si mal au moment de se dire pudiquement qu’il manquera. Il faudra se souvenir en plus de quelques autres choses de l’ordre de l’humain et du respect du droit de tous à être ailleurs que dans l’obéissance et dans le moule.
C’est comme une statue de la liberté qui meurt beaucoup trop tôt. À 95 ans.
Cette sensation toujours qu’une image manque. Que regarde l’homme que je regarde ? Quel champ pour ce contrechamp-là ? Je ne saurai pas. Je dois m’en aller.
Puisque je vous le dis !
Elle s’adresse à une petite jeune (sa petite-fille ?). Et c’est militaire. Non mais ! Enfin, je dis ça, mais je n’en sais rien, je raconte. C’est si facile d’inventer des mots dont on ne sait rien sur des images qu’on fait mine de créer.
Le monde.
Je me demande comment elle fait pour ne pas voir que je la regarde. L’obstination est ailleurs, ne me regarde, ne me concerne pas. Il y a peut-être la question du monde. Comment se sent-elle dans le monde, et puis, est-ce le sien ? Et qu’est ce qu’un monde qu’on a ? Musique, écouter de la musique, pas pour réfléchir, pour oublier peut-être. Elle s’enfonce dans un oubli qu’elle juge nécessaire. S’enf(o)uir.
Ailleurs, être ailleurs.
Elle vient de poser un corps qu’on devine douloureux sur un banc en métal. Rouge. Elle regardera le ciel, tout le temps que je la regarderai, comme pour oublier le poids de sa carcasse lasse sur le banc en métal; rouge, je l’ai dit. Peut-être prie-t-elle ? Ça ne me regarde pas. Ou alors, cette sorte de désespoir muet qu’on n’adresse qu’au virtuel allié qui, puisqu’il ne peut s’agir d’un homme, ne peut, pour elle, être que Dieu.
Ne me quitte pas.
C’est une sorte de petit prince octogénaire. Il sort en folie d’une très improbable guimbarde parme nacré. C’est une panique qui s’empare de lui qui m’apparaît un vieil enfant gâté. Les héros doivent mourir jeunes, sans quoi, c’est ça, c’est la panique et cette immense part de désarroi. Peter Pan à 80 ans, mieux vaut ne pas y songer. On pense à un Romeo que le poison n’aurait pas tué. Depuis un demi-siècle, ou plus, il appelle Juliette qui, elle, est bel et bien suicidée… Plus de 400 ans, que William nous dicte nos petites tragédies parfois si grandes à nos yeux.
Méditer.
Sans doute parce qu’elle est noire, j’ai pensé à la Méditerranée. Aux migrants, punis de mort pour avoir eu envie de respirer. Ma bêtise est immense et conditionnée. Les femmes noires aussi peuvent avoir des chagrins d’amour, des chagrins de rien, des chagrins d’autre chose, qui n’en finissent pas, n’en finiront peut-être jamais. Et alors elles pleurent… peut-être aussi pour les assassinés de la Méditerranée.
Parfois.
Parfois, elle croit possibles ces choses-là auxquelles il lui arrivait de rêver, mais auxquelles elle ne croyait pas. Ou seulement comme on croit à un espoir, sans y croire vraiment. Là, elle s’est posée. Elle respire depuis une vingtaine de minutes. Lit un peu. J’imagine que, peut-être, elle s’offre un peu de bien, et qu’elle songe déjà à refaire ça. Elle se lèvera . Se dira, rien que pour elle, que c’était bien de se retrouver là avec soi. Peut-être bien qu’elle reviendra.
Je me souviens.
Une fois encore, je me rappelle le très beau film de Kiarostami “Où est la maison de mon ami ?” Ça se passait ailleurs, en Iran. Ailleurs, comme on dit quand on veut dire que ce n’est pas ici. Peut-être pas ici qu’on trouve la maison d’un ami. Le doute est permis. Et je comprends son inquiétude. Elle m’a un petit peu souri. Ce fut bref.
Quitter là où on ne se sent plus si bien qu’on aimerait. C’est toujours comme ça, quitter. Se le rappeler pour une prochaine fois.
Restent là quelques sourires, ce serait bien d’y croire. Prendre congé comme on dit. (se rappeler cette amie qui avait inventé le verbe conger).
Il fait une nuit prématurée. Janvier encore. À sa limite, dans ses derniers retranchements. Le ciel lambine à exclure, nuages convoqués, une lune qui ne s’en laisse pas conter.
Se dire que c’est étrange une lune. Qu’on aimerait la partager. En même temps, se souvenir que partager n’est pas toujours compris comme on aimerait. Du reste, la lune appartient – c’est dit – aux Américains. Ne pas avoir envie de partager la lune. Ni avec les Américains. On ne partage pas ce qui appartient à tout le monde, encore moins ce qui n’appartient pas.
Se mettre en marche vers le petit appartement dans lequel nous attendent des habitudes auxquelles tous les jours on répète qu’il est grand temps qu’elles fichent le camp. Dire adios à l’ordi sur le petit bureau près de le fenêtre, à la non-écriture en même temps. Dire adios à la bibliothèque rangée, ne garder que les livres non lus – et encore ! momentanément. Adios aux cd pas encore épuisés qu’on croit connaître par cœur (et pourtant, John Coltrane, des centaines d’autres…) Ne pas dire adios aux plantes, trouver des familles d’accueil. Si on a un chat, le garder à tout prix avec soi près de soi. Ne pas oublier qu’il peut ne pas vous aimer.
Regarder claudiquer la vieille fleuriste, celle du matin au marché qui passe de table en table des cafés le soir. La saluer. Est-ce aujourd’hui qu’elle va mourir ? On aurait aimé avoir quelque chose à lui dire. Mais non. On porte en soi si peu d’élégance.
Jusqu’ici, les habitudes n’ont fait encore que baisser les yeux. Tout au plus ont-elles rougi un peu, mais n’ont pas laissé libres les lieux. Elles ont enfilé les charentaises qu’avaient quittées les aventures pour devenir ce qu’elles sont devenues, des habitudes. Cycle épuisé. Décès ante-mortem. On fait ce qu’on peut. Ce qu’on veut est une autre paire de manches. Ce qu’on voulait, qu’on aurait voulu.
Le petit appartement n’est pas loin, espérer l’espace libéré de tout ce fourbi qu’on trimballe envers et contre soi.
Y arriver. Rue Machin, numéro truc. C’est là-haut. Troisième droit D’abord, les escaliers.
Se dire qu’on a assez scruté les plis des corps et des gueules, dans les gargotes, dans les bistrots, dans les brasseries, dans les bouis-bouis, assez observé les allées et venues des systématiques kawas, des p’tits blancs précoces à l’oreille basse, des pastis dès l’aube embarrassés, alors à cette heure-ci, rentrer.
Quitter l’endroit donc. Fatigué des évidences climatisées. On ne sait pas.
Ranger dans le sac à dos le volume de Kafka qu’on avait emmené, l’appareil photo. C’est lourd, l’appareil photo, ça pèse sur les lombaires. Presque autant que Kafka plombé dans la caboche.
Dans les écouteurs, An die Musik, Schubert (Christa Ludwig) Se demander “Comment faire face ?” Laisser en suspension la question. Souffler (je recommande, mais n’y arrive pas toujours…)
Se dire que malgré tout. Se dire qu’on survivra. À quoi ?
Deux pas sur le trottoir mouillé, et déjà on a envie de n’y être pas.
S’ébrouer, sortir de l’invigilance, pour une journée, demain, qui ne durera que le temps d’une journée, nous voilà rassuré. Se demander si on n’est pas un peu lâche d’avoir pensé (tout) ça. Quand le présent est passé il devient le passé. Quand le futur est passé, il devient le présent. Et ce n’est pas toujours un cadeau, un présent. S’empresser d’oblitérer ce début de rêveuse lucidité.
Dehors, jeter un œil au ciel qui bientôt doucement s’allumera, quelques nuages naîtront roses si une mèche de soleil en vient à les allumer. Ne serait-ce qu’un peu. Constater de loin qu’un début de neige a blanchi le sommet du crassier. Se dire qu’on ira, y monter, en sachant qu’on n’ira pas. Se blesser de ce mensonge-là. Les rêves sont-ils des mensonges qui ne parviennent pas à dire la vérité ?
Les mensonges sont des tessons pires encore quand ils s’inventent pour vous mettre à l’abri. S’en vouloir. Trop vite se le(s) pardonner. Souffler, comme s’il le fallait, qu’on n’est pas des héros (ça va, ça va, on le savait !)
Effacer les culpabilités. Se dire que c’est une mission qu’on ne pourra plus remplir.
Se prendre à espérer que ce serait possible d’espérer. Y croire. Ne pas toutefois se faire d’illusions.
Mais reprendre l’exercice du sourire. À tout prix. Celui de l’autre matin où on avait eu envie de danser. Apprendre. En rencontrer un autre, de sourire, ce serait bien. Les sourires ont-ils un sexe ? Regarder ceux qui passent, à contresens passent. Pas des masses. Pas ce soir.
Accepter. Éviter de mépriser la gueule de mouchoir usagé qu’ont ceux qui vont enfin aller se coucher en attendant d’il va bien falloir se lever.
Guetter, en remplacement des ostentatoires eaux de toilette, les musiques muettes qui ne viendront pas.
Côté oreillettes, on aurait aimé Carlo Gesualdo. Oui. Mais c’est souvent crépusculaire, Gesualdo, non ? Hésiter. Ce venin. Ce serait bien, Gesualdo, quand même. Et pourtant, Ravel ou Fauré, ce serait mieux sans doute. Le trio de Ravel. De la lumière pour regarder la nuit qui s’obstine encore un peu. Ça pétille, Ravel, Fauré.
Dans pas longtemps, quand les gens se réveilleront, ça basculera. Les précipitations, les tramways, les galopades pour ne pas les rater, et ainsi de suite. On voit. Ça court, ça courra sans trop savoir pourquoi. Ne pas rater l’heure au-delà de laquelle il se fera trop tard pour arriver à l’heure. Ç’est pas de la musique tout ça.
Dans mes écouteurs, ni Gesualdo, ni Ravel. Different trains. Steve Reich. C’est autre chose. Sinistres navettes. Pas d’heure pour ça.
Et puis, ce début de neige qu’on espère, qui est là, en suspend, du côté du sommet du crassier, je sais, je l’ai dit.
Sur les camps, où mènent les trains de Steve Reich ? En même temps qu’on l’ignore, on ne veut pas le savoir. Penser à Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. On mesure la légèreté de nos détresses.
Inconséquent, ne pas vouloir trop s’attarder à la barbare houille de ces trajets-là. S’échapper.
Dans les écouteurs : Circle in the round (Miles Davis quintet – 1967) Une mystique lancinante, obsessionnelle, circulaire. Coupable d’on ne sait quoi peut-être. Mais naissante.
Faire mieux la prochaine fois. Là, les escaliers interminables vers chez moi.
La prochaine fois, je sourirai. Promis. Ce serait dégueulasse, mais on n’échappe à rien. Méfions-nous des promesses.
Tombe, l’autre jour, dans ma boîte mail, cet article relayé de Mediapart. Un cadeau d’une très chère amie dont il m’est arrivé, sur ce blog, de dire trois mots et un peu plus de son travail d’artiste.
C’est un texte de Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021 pour son roman La Plus Secrète Mémoire des hommes.
On a tout d’abord envie de commenter ce texte si beau, de marier notre colère à la sienne, comme une guise d’accord dont il n’a pas besoin. Puis s’impose la volonté de se taire. Non pas parce que se taire est consentir, simplement consentir, non, mais parce que c’est dans notre attention sans ego, silencieuse donc, que doivent grandir, se dit-on, les germes de notre réflexion en même temps que doit se régénérer notre révolte.
Alors, voici :
“Je suis venu en France en 2009 pour y commencer mes études supérieures. On m’a souvent demandé pourquoi j’avais choisi ce pays plutôt qu’un autre afin de poursuivre mon chemin dans la vie. J’invoquais, entre maintes raisons, de grands vocables aux pesantes majuscules : Littérature, Humanisme, Philosophie, République, Lumières, Droits de l’Homme, Égalité. Je n’ignorais pas, pour être né et avoir grandi sur une terre où elles avaient eu cours et laissé de profondes cicatrices, les atrocités que la France avait commises au nom de ces nobles emblèmes et principes ; mais je ne voulais pas juger tout un pays − un pays qui m’accueillait pour me former − en le réduisant à son passé ensauvagé et criminel.
J’arrivai donc à Compiègne. Il ne fallut pas un trimestre pour que la vie politique française achevât de me déniaiser et de me dépiter. J’admirais Balzac ; on m’offrit l’opportunité empoisonnée de vivre mes Illusions perdues. À l’époque, sous l’impulsion des gaies figures politiques de l’UMP, le débat sur l’identité nationale faisait rage et fureur.
Pour être honnête, je le trouvais intéressant en son principe : qu’un pays se demande ce qui fondait sa culture, quelles vertus donnaient sens à sa devise, à partir de quelles valeurs, de quelle histoire, de quelle vision du passé, du présent, de l’avenir il faisait nation et société ne me paraissait pas être une mauvaise discussion en soi. C’était avant que je ne me rende compte que les termes de ladite réflexion étaient faussés dès le départ, et qu’il s’agissait moins d’un débat que d’un procès. Ou d’une puante inquisition, à tout le moins.
À la barre des accusés ? facile : les mêmes que d’habitude, les usual suspects : les étrangers, les métèques, les barbares, les musulmans, les Noirs, les Arabes, les Roms, les immigrés du Sud. Moi. Nous n’avions pas besoin de commettre un crime particulier. On nous en prêtait l’intention et cela suffisait. Nous étions suspectés ab initio et a priori. Je découvrais l’existence de la présomption de culpabilité, du péché sans faute. Il n’était pas du tout question de penser l’identité française, mais de l’aligner sur un patron réactionnaire, violent et discriminatoire envers des catégories déjà fragiles de la société.
Je suis pourtant resté vivre dans ce pays. J’en aime bien des aspects, et bien des gens qui l’habitent m’émeuvent beaucoup. J’y suis devenu un homme et un écrivain. Mais je n’oublie jamais, où que j’y sois, même couvert de ses honneurs les plus prestigieux, que j’y demeure − je connais les nuances sémantiques, mais elles convergent vers la même peur − un étranger et un immigré ; que, donc, j’appartiens de facto (et, de plus en plus, de jure) à la menace à venir : celle qu’on agitera quel que soit le problème, que divers gouvernements − de tous bords − manipuleront pour d’indignes intérêts politiques, qu’on n’aura nul scrupule à criminaliser.
Qui me le rappelle ? l’homme de la rue, parfois ; la loi, régulièrement ; et toujours, les visages de cette famille damnée et silencieuse que forment les étrangers de ce pays. Je les regarde : ces visages peuvent être apeurés ou courageux, désespérés ou combatifs, encolérés ou joyeux, vaincus ou triomphants, enragés ou conciliants. Tous, cependant, se ressemblent en ce qu’ils sont lucides. Ils savent où ils sont. C’est aux étrangers de ce pays qu’il faut poser la question de l’identité française. Ils la connaissent par sa honte. Le mieux, par conséquent. Ils savent les ombres de la France, le revers noir de ses légendes dorées, sa lâcheté, ses mensonges, sa violence historique et quotidienne ; nul ne les dupera à ce sujet à coups de rhétorique et de réécriture ; et nul mieux qu’eux ne saura décrire les passions tristes de ce pays, ce qu’elles furent, ce qu’elles sont, ce qu’elles deviennent.
Presque quinze ans ont passé depuis les joyeusetés identitaires des barons de l’UMP. Fin 2023, pourtant, ils passeraient presque pour d’inoffensifs drilles. Dans des circonstances constitutionnelles catastrophiques pour l’État de droit, le gouvernement français (qui faut-il mettre en avant : Emmanuel Macron ? Gérald Darmanin ? Élisabeth Borne, débarquée depuis ?) faisait voter une loi immigration dont la dureté et l’injustice contre les immigrés n’envient rien aux propositions de l’extrême droite française, laquelle a d’ailleurs vu dans cette décision, dont elle s’est félicitée qu’elle fût adoptée, « une victoire idéologique ».
Cette revendication seule eût pu suffire à en signer la honte et à embarrasser la majorité. Mais nous n’en sommes plus là : plus aucune haine documentée, plus aucun passé d’indignité, plus aucune peste n’est infréquentable politiquement. Il serait aisé, peut-être trop, d’accabler le seul espace politique. C’est aussi dans la société, dans ses profondeurs, que les digues anciennes ont peu à peu reculé avant de rompre totalement. Mais le monde politique a accepté, accéléré, institutionnalisé ce mouvement en lui donnant une légitimité, en l’embra(s)sant au lieu de le combattre. Que s’est-il produit, pour que les vieux loups bruns passent aujourd’hui pour des agneaux blancs ? Qui porte la responsabilité de cette déchéance-là ?
Il est certain, en tout cas, que l’actuel gouvernement français en a une, et cette tache le poissera à jamais. Pour qui a attentivement suivi les différentes lois liées à l’immigration depuis quelques années, il n’y a, une fois passée la stupeur morale (ainsi donc, l’extrême droite est − était ? − déjà au pouvoir ?), aucune surprise. Tout est bassement cohérent. Je ne dresserai pas ici l’historique précis de ces lois et mesures (de l’augmentation des frais de scolarité des étudiants étrangers au refus des visas accordés à des ressortissants de certains pays africains), non plus que je ne répéterai toutes les funestes raisons, ainsi que leurs conséquences odieuses, qui sont attachées à cette loi.
Je me refuse également à défendre les immigrés et étrangers de ce pays en mettant en avant, pour prouver qu’ils peuvent tout de même y réussir (certains remportent même le Goncourt), les plus célèbres et glorieux parmi leurs rangs. Il n’est pas question d’eux ici, ou plutôt : ils ne sont pas les plus menacés par cette loi. Ce n’est pas eux qu’elle humiliera et détruira le plus violemment. J’ai vu circuler de gentilles images, des sortes de Who’s who de Français illustres issus de l’immigration (beaucoup de morts, quelques vivants) qui devaient montrer l’apport important des étrangers à la France.
L’intention est sans doute louable, mais je ne suis pas sûr que le fond d’une telle démarche ne constitue pas subrepticement une alliée de cette loi indigne : constituer des catégories de bons et de mauvais étrangers, trier parmi les immigrés des personnes acceptables, visibles, désirables, et d’autres sans intérêt, invisibles, importunes.
À ce propos, qu’on ne s’y trompe pas : les législations sur les étrangers sont toujours des galops d’essai politiques, des laboratoires. L’horizon de cette loi n’est pas seulement de désigner, dans la population des immigrés, qui est gardable et qui est irregardable, mais bien de distinguer chez les Français eux-mêmes, parmi lesquels, bien sûr, se trouvent des gens aux origines étrangères, entre vrais et faux. Oui, ça pue. Le langage de la souche n’est pas loin. On moisit déjà sous terre.
Alors, que faire ? tout ce qu’on a toujours fait dans ces circonstances, qui n’est pas grand-chose et qui est déjà beaucoup : dire non, marcher, écrire, protester, se réunir, parler, se parler, refuser d’être plus atomisés qu’on l’est déjà. Que chacun lutte, comme il peut, avec ses armes miraculeuses, avec ou sans espoir. J’imagine que rien de tout cela n’émeut vraiment ceux et celles qui dirigent ce pays, ainsi que les gens qui les soutiennent. Mais qu’importe, c’est tout ce qu’il nous reste devant cette hideuse loi : la dénoncer toujours, et lutter fraternellement, jusqu’au bout.”
Mohamed Mbougar Sarr
Que Mediapart ne m’en veuille pas du “vol” de ce texte écrit pour lui. Que Mohamed Mbougar Sarr me pardonne. Mon très modeste larcin ne sert rien d’autre qu’une volonté de propager (un tout petit peu, à la mesure des très pauvres résonances de ce blog) une pensée, une révolte, une détresse parfois, dont on est en droit, je crois, de la trouver à la fois légitime et justifiée.
Se lever. Il fait nuit encore, on est en janvier. Se lever et sourire. Sourire de pouvoir se lever. Éventuellement, sourire d’avoir pu sourire (mais ça, c’est les philosophes).
Si on habite en ville, après avoir jeté par la fenêtre un œil encore ensommeillé sur le béton, la pluie, les bagnoles, les poubelles abandonnées, tout ça, parvenir à sourire encore, (un peu d’obstination ne peut pas faire de mal).
Si c’est la campagne, adapter, on peut sans effort y croiser d’autres joyeusetés, pas toujours plus paisibles (au hasard, des chasseurs, des tracteurs pollueurs, et les mêmes poubelles abandonnées…)
Réussir à sourire donc, s’en créer si ce n’en est le désir, disons le devoir. Dans les deux cas, possibilité d’en ressentir quelque fierté. Sourire donc, mais avec modestie, sans avoir l’air de, ni de, vous voyez. L’éclat de rire, de même que le fou rire seraient vulgarité. Bomber un peu le torse (c’est une option), sans exagérer (on est encore nu, ou en pyjama, ou allez savoir, et il fait froid, le chauffage n’a pas fait encore son ouvrage…). Ne pas hésiter, pour s’aider, à faire appel à quelque musique. Éviter les Lacrimosa, Remember me, et autres L’ho perduta… me meschina. Les garder sous le coude pour les fins de soirées. Là, c‘est l’aube. Se dy-na-mi-ser ! Je conseillerais Sing Sing Sing (Louis Prima / Benny Goodman – 1936) pendant que le café tarde alors que les tartines d’impatience frétillent. Et si l’espace le permet, oser un petit pas de danse. C’est bon pour le moral. Et pour les jarrets. Ne pas oublier que, de l’immeuble d’en face, on peut vous épier. Du reste, vous même… Soigner tout ce qui peut se montrer.
Liberté pour le choix des confiture, pâte chocolatée ou crème d’amande; on est des adultes, merde !
En face, de l’autre côté de la rue Buisson, des identiques font le même trajet. Pain toasté (peut-être croissants, allez savoir), confiotes de toutes sortes, thés rares… C’est toujours mieux ailleurs.
Sous la douche, se rappeler les dernières pages de Kafka lues hier soir. Où en était-on déjà ? Est-ce que Josef K. sait enfin pourquoi ce procès lui est fait ? Quel procès ? Ne pas s’interdire de chantonner. Chanter serait excessif, trop cinéma, trop Yves Montand période américaine, Marilyn, tout ça. Et puis, faut pas rêver, est-ce que votre état vous autoriserait ça ?
Tentation de se “tenir informé”. France culture, France Musique, France Info, toutes ces sortes de choses… Naaan ! Tu vas pas bousiller tout ce que tu as fait ce matin pour aller bien ! Le sourire, la musique, le petit pas de danse, le kawa, la confiote, la douche, Kafka, les voisins d’en face… Attendre encore un peu.
Sortir, se promener, aller boire un café chez ou au. Il sera toujours temps de constater les dégâts. Jamais timorés les dégâts.
Je sors. Le quartier lentement fait mine de s’animer. Les tronches sont celles des autres jours. La mienne aussi. Bientôt il fera jour. Déjà il pointe un début de nez.
Le papier et l’Internet me rappellent qu’il fait une insupportable nuit. Et j’ai envie de courir sous la neige qui s’est mise à tomber. Prouver que tout ça n’est pas si triste.
Il y a ce verbe qui ne nous engage pas. Falloir. Qui ne se conjugue pas. Ou alors seulement à la troisième personne. Du singulier, notez. Il faut, faudrait, faudra, fallait… Et, quand il s’hybride de regret, Il aurait fallu. Jamais à la première personne. C’est dire qu’il ne nous engage pas.
Personne est son vrai nom. Parce que, sans doute, il appartient à tout le monde. Tout le monde sans cesse fait appel à lui, le conjugue – à la troisième personne donc – pour se débarrasser. De quoi ?
C’est un verbe péremptoire le plus souvent, qui nous remplace volontiers quand on n’a rien à dire, mais qu’on croit avoir un avis et qu’on veut l’imposer.
Une formule bâillon, pour clore le débat. Le plus souvent, on accepte, sans trop en avoir conscience, qu’elle nous vienne d’en haut et s’acharne, en veux-tu en voilà, sur le dos de ceux d’en bas auxquels on répète leurs obligations. Obligations de quoi ? on sait. De se soumettre. Pourquoi ? on ne sait pas. Dictée par qui ? on le sait presque toujours.
Falloir, c’est la morale, c’est le patron, le financier, le politicien qui dans leurs poches trouvent des poignées d’Il faut pour remplacer les réponses qu’on ne trouve pas dans les nôtres. Parce que, en guise de réponses, on ne trouve que les trous qui s’y épuisent.
Falloir, c’est Dieu aussi, parfois, qui ressemble tellement aux patrons, aux financiers, aux autres qui ont toujours raison, qui savent mieux que nous ce que serait notre bonheur, celui qui conforterait le leur.
Falloir, c’est un préservatif qui ruisselle. Le cousin préféré de l’insupportable “Yaka”, la réponse à tout, clé en main. Yaka faire ceci, yaka faire cela.
Je lis la presse, je regarde les gens, les écoute. Ce n’est pas suffisant. On me dit, m’informe, c’est bien. Mais tout ça glisse et nous invite à nous taire, satisfaits de savoir. Le calme plat en quelque sorte. La conscience tranquille.
Parfois aussi, je réfléchis à la possibilité d’autre chose, je tente. Je vois s’amonceler les nuages noirs, je vois partout grimacer les idées brunes. Des gouvernements se préfèrent impuissants et n’imaginent plus même possible d’ouvrir les bras. On est dans un monde de mâchoires.
Je tente de hurler. Comme je peux, je hurle.
Mais c’est très mal perçu.
L’autre soir, rentrant chez moi, je me suis dit : il faut que ça change !
Dans une tribune du quotidien Libération, le dramaturge libano-québécois et directeur du Théâtre national de La Colline, Wajdi Mouawad explique comment il s’est libéré de sa détestation viscérale pour ceux qui n’étaient pas de son clan. Il appelle à ne pas tomber dans le piège tendu depuis le 7 octobre par l’esprit destructeur du Hamas qui veut faire en sorte que «l’après» soit avant tout la haine du Juif.
Parce que je crois que tous les relais qui peuvent mener à la tolérance de l’homme par l’homme appartiennent à tous, je prends ici la liberté de reproduire cette tribune. Comme à chaque fois, j’espère que mon quotidien préféré ne m’en voudra pas. Voici.
“Cela vient à peine de commencer et il nous faut déjà «panser» l’après. Un après qui, au rythme où vont les choses, nous arrivera aussi meurtri que l’effroyable 7 octobre dernier. «Panser» l’après, c’est se préparer à accueillir quelque chose dont nous ignorons encore tout, c’est tenter de soigner un temps pas encore arrivé, pour que, défait de ses pulsions de meurtres, il puisse être un réel après.
La volonté des gouvernements qui nous dirigent tout comme leurs enjeux géopolitiques échappent à notre volonté. Et si nous pouvons nous exprimer, nous ne pouvons pas, sur un temps court, agir sur les événements qui nous impactent et cette incapacité, à partir du moment où la question de l’action se pose, crée chez chacun un insupportable sentiment d’impuissance.
Qu’y puis-je, moi, contre le Hamas ? Qu’y puis-je contre la frange suprémaciste du gouvernement israélien ? Qu’y puis-je contre le Hezbollah ? Qu’y puis-je contre le gouvernement iranien ? Qu’y puis-je contre la politique américaine au Moyen-Orient ? Qu’y puis-je contre le cynisme sanglant de Vladimir Poutine ? Qu’y puis-je contre la zizanie qui mine la communauté européenne ? Qu’y puis-je contre l’opportunisme de Xi Jinping ? Peut-être que la question ne devrait pas se poser en ces termes et au lieu de viser ce qui est hors de ma portée, rapprocher la cible et me demander : «Sur quoi suis-je capable d’agir ?»
A cette question la réponse la plus concrète est aussi la plus simple : sur moi. Je peux commencer par agir sur moi et me demander, à l’aune de la situation, qui suis-je réellement. Qu’est-ce que cette situation est en train de faire de moi ? Comment est-elle en train de me transformer ? Comment me révèle-t-elle à moi-même ? Qu’est-ce qu’elle dit sur ce que je suis et sur ce que je crois être ? Quel est l’œdème qu’elle met en lumière et qui menace mon cerveau ?
Si «panser» dès à présent l’après c’est faire en sorte que ce qui l’a précédé ne se reproduise plus, alors un changement drastique incombe à chacun. Il ne suffit pas de dire que les autres, Israéliens ou Palestiniens, doivent changer, mais reconnaître que quelque chose en moi doit se transformer. Pour de bon. C’est la somme de la transformation de chacun qui fera en sorte que cet après en sera un.
Une fleur immortelle et indéracinable : la détestation
Né au Liban en 1968 au sein d’une famille chrétienne maronite, je n’ai nullement manqué d’amour. Mes parents ont tout sacrifié pour moi, fuyant la guerre civile libanaise dans le seul but de me permettre d’étudier sereinement. Mais, du fait de l’ignorance et des préjugés ; du fait, aussi, que le Liban a vécu cinq siècles sous le joug ottoman obligeant chaque confession à se refermer sur elle-même, du fait de paramètres autant historiques qu’intimes, mes parents, en plus de l’amour et l’affection, ont aussi planté en moi la graine d’une fleur immortelle et indéracinable : la détestation. Et dès mon plus jeune âge j’ai su détester ceux qui n’étaient pas de mon clan. A l’âge de huit ans, j’ai dansé à l’annonce de la mort du chef druze Kamal Joumblatt et en septembre 82 j’ai considéré qu’après l’assassinat de Bachir Gemayel [trois semaines après son élection à la présidence du pays, ndlr], les civils palestiniens des camps de Sabra et Chatila, massacrés par les miliciens chrétiens, n’avaient eu que ce qu’ils méritaient.
Je n’ai pas eu à apprendre à détester : je détestais par héritage. Et si je détestais consciemment, heureux de détester, heureux de haïr, je n’avais pas conscience de combien j’étais esclave de cette détestation car ma haine était viscérale et, ne m’animant pas de manière intelligible, je n’avais aucun moyen de l’interroger. Car cette détestation vient de loin et se transmet de génération en génération. En prendre conscience est difficile, comme il est difficile à celui qui porte un sac à dos vide de sentir le poids s’additionner si, de jour en jour, quelqu’un y déposait un caillou. Le poids augmente sans que l’on s’en aperçoive. Ainsi en est-il de cette détestation. Elle pousse à notre insu, grandit, fait des ramures, s’enracine à jamais, s’intrique tant à notre identité que l’on finit par élaborer des schémas de pensée pour la légitimer, nous transformant par la même occasion en victime éternelle.
Paradoxalement, il a fallu la guerre, l’exil, la découverte d’une autre langue, la découverte de l’art, la qualité de certains professeurs (Gérard Pouchain, Sylvette Montale, Philippe Guettier, soyez ici éternellement remerciés) ; il a fallu l’amitié, la mort de ma mère, Sophocle, Kafka, François Ismert, le théâtre, des voyages, des mots, des poèmes, des histoires d’amour, pour que je prenne conscience de sa présence. Elle m’est apparue dans toute son horreur, sorte d’épiphanie impitoyable et, réalisant ma monstruosité, j’ai voulu l’arracher de moi. Mais la détestation plantée dès la naissance ne se déracine pas. C’est une plante immortelle, imbriquée à jamais et, chez qui elle a été semée, elle demeure. Me découvrant une terre propice à sa floraison, je ne pouvais plus me fier à moi-même, je ne pouvais plus présumer de moi. Je me devais à jamais de monter la garde, faire preuve de prudence et m’assurer constamment que rien n’allait ni la nourrir ni l’abreuver car si on ne peut pas s’en débarrasser, on peut cependant l’isoler, la mettre sous verre, cesser de nourrir sa terre, travailler jour après jour à l’assécher pour l’empêcher de fleurir.
Mais pour y parvenir, il faut commencer par ne plus nier sa présence et, au contraire, l’assumer. Se souvenir que tout fleuve a un marécage qui le tient en santé. Marécage où vont se déposer les poisons et les pollutions qui pourraient le tuer. Si c’est vrai des fleuves, c’est vrai aussi des humains. Cette plante de la détestation est mon marécage où se dépose tout ce qui est nauséabond chez moi. Ma responsabilité consiste alors à empêcher le débordement du marécage, l’empêcher, par des digues fortes, d’envahir mon esprit, putrifiant mon lien au monde. Cette responsabilité, ces digues, cette vigilance, sont ce que j’appelle effort d’empathie, d’humanité, de sensibilité et d’amour.
Volontés inhumaines
Delphine Horvilleur [rabbin et philosophe, ndlr] m’a fait remarquer qu’une image biblique qui pourrait correspondre à celle du marécage pourrait être celle de l’arbre de la vie du jardin d’Eden. Pourquoi au paradis fallait-il un arbre interdit ? Justement pour rappeler que le mal n’est pas séparé de la vie, rappeler la vigilance constante que nous devons avoir face à sa présence. En ce sens, ce n’est pas le marécage qui est mauvais : il rend puissant le fleuve ; ce ne sont pas les sentiments que nous éprouvons qui sont mauvais : ils nous apprennent à les dépasser ; c’est le fait de nous laisser aller à leur bestialité qui est mauvais.
Or, si la plante de la détestation a la capacité de donner des fleurs de haines multiples, chacune déployant un parfum différent envers un groupe différent à haïr (musulman, noir, homosexuel), il se trouve qu’une des fleurs qui se déploie le plus aisément en nos contrées et qui dégage le parfum le plus envahissant, est la fleur de l’antisémitisme. Je l’ai observée partout où j’ai vécu. Au Moyen-Orient, en Europe, en Amérique du Nord. Un instant de distraction et la voilà qui refleurit. Tous les clichés qui incombent à cette détestation sont au fond de nous. Il est si aisé de détester le Juif. C’est un peuple d’une commodité extraordinaire. Tout est de sa faute. Maux passés, maux présents, et même maux futurs, il est x dans l’équation de nos frustrations, l’inconnue qui s’accorde comme on veut à nos haines.
A l’heure où les images de Gaza nous parviennent dans toute leur violence, où les morts se comptent par milliers, à l’heure où la colonisation de la Cisjordanie se poursuit, que des volontés inhumaines issues du pire de l’extrême droite ont droit de parole dans un gouvernement israélien ouvertement raciste et pour qui la brutalité militaire est la seule réponse possible, à l’heure où des forces d’une obscurité folle travaillent des deux côtés pour empêcher le moindre espoir, où les empathies vont vers les civils palestiniens mais où la mémoire des victimes israéliennes du 7 octobre est en train de se diluer et que les otages ne sont plus, pour l’opinion publique, qu’un détail secondaire, il est vital de voir le piège dans lequel nous jette le Hamas en nourrissant et abreuvant la plante de la détestation faisant fleurir partout l’antisémitisme. Deux mille ans d’un christianisme dont une partie de la propagande consistait à répéter que les Juifs ont assassiné le Christ nous ont formatés pour en être une terre fertile. Cela l’Europe le sait bien.
Jamais la fleur de l’antisémitisme n’aura été si bien nourrie
Ce qui se passe à Gaza est monstrueux. Il faut que les bombardements cessent, que les morts cessent, que les otages soient libérés. Il faut trouver comment faire pour que le Hamas ne puisse pas recommencer son ouvrage de destruction, lui qui n’a de cesse d’affirmer qu’il recommencera. Il faut trouver une autre voie à la justice qui ne soit pas celle de la destruction dont les Palestiniens depuis si longtemps paient un effroyable prix. Il faut que le gouvernement israélien accepte de s’intégrer en intégrant les Palestiniens et les pays arabes dans cette bataille contre le Hamas et qu’il cesse de croire qu’Israël seul contre tous peut assurer sa survie. Mais pour que tout cela advienne je n’ai, pour ma part, que des vœux. Par contre, je sais que jamais la fleur de l’antisémitisme n’aura été si bien nourrie, si bien arrosée par les images qui nous proviennent d’Israël et de Gaza, jamais depuis longtemps elle n’aura été aussi opulente. L’islamophobie gronde partout en France et c’est une lèpre aussi dévastatrice que l’est toute forme de détestation. Un constat pourtant s’impose. Bien des personnes à qui l’ont dit «antisémitisme» répondent avec raison «oui, mais il ne faut pas faire l’impasse de l’islamophobie», et ils ont absolument raison. Mais lorsqu’on dit «islamophobie», la plupart d’entre nous qui ne sommes pas juifs n’avons pas le réflexe de dire «oui, mais il ne faut pas faire l’impasse de l’antisémitisme». Cette petite différence est un des symptômes du danger qui nous guette.
Je dois, à la lecture de l’actualité de chaque jour, ériger en moi des digues de plus en plus hautes pour empêcher le débordement du marécage. Or c’est précisément là que se trouve le piège tendu depuis le 7 octobre par l’esprit destructeur du Hamas : faire en sorte que l’après soit avant tout antisémite. Que l’après soit un tombeau pour tout Juif où qu’il se trouve. Que l’après soit un temps où chaque Juif vive dans l’effroi, terrorisé, viscéralement méfiant envers le monde. Que l’après soit une autre forme de diaspora. Que l’après soit synonyme d’exil pour tout Juif. C’est contre ce piège que nous devons lutter, chacun. A cet endroit il est possible d’agir : prendre conscience de ce que la situation tente de faire de moi, lutter contre elle, faire en sorte que le marécage ne déborde pas et par tous les moyens assécher la plante de la détestation pour espérer que les prochaines générations, sans doute encore lointaines, parviennent un jour à couper le fil macabre de sa transmission.”
On l’imagine Mère Courage tirant derrière elle sa lourde carriole. Et ce serait filmé, façon réalisme socialiste, par Vittorio de Sica dans la foulée de son Voleur de bicyclette. Je rêve.
Ou alors, grande sorcière extravertie dans le Dido & Aeneas de Purcell, mis en scène par Bertold Brecht himself. Noir-blanc misérabiliste en guenilles. Ou par Chéreau.
Personne ici n’applaudit sur son passage. Seul un blanc soleil d’automne en guise d’éclairage la révèle à la discrète curiosité de l’objectif. Ça suffira pour moi.
Faiblesse de l’ignorance
Ils sont là. Une petite cinquantaine. Des hommes, des femmes, quelques enfants. Une colère appuyée de musique, de djembés. Je les regarde. Quelque chose bouge en moi de l’ordre d’une tristesse en même temps que d’une ivresse quand il s’agit d’Afrique.
Ils sont là, m’est-il rapporté, pour soutenir Ousmane Sonko, emprisonné là-bas à Dakar depuis la fin du mois de juillet. Et en grève de la faim. Son état est déclaré catastrophique par son avocat français Juan Branco.
Coma, et caetera.
…
…
Ousmane Sonko, dans la perspective de l’élection présidentielle de février 2024, est le principal opposant de Macky Sall, actuel Président.
Là, je ne prends en photos que des hommes, des femmes qui tentent de vivre. De clamer non, de clamer peut-être oui.
C’est leur énergie, leur abandon, leurs éventuelles joies qui me regardent. Parce que je les vois ?
Mon ignorance, je la découvre. Et ce n’est pas si facile que ça
…
Ça va aller, t’inquiète…
On n’est pas bien là ?
Ne crains rien.
Le type un peu comme-ci comme ça qui braque son objectif sur toi n’est pas de la police. T’inquiète.
Je le connais, Il est peut-être aussi stressé que toi. Tu lui dirais d’aller faire ses photos ailleurs que ça le chagrinerait, mais.
Le souci, c’est qu’il est déjà ailleurs. Depuis longtemps peut-être.
On est quand même fichtrement mal embarqués entre le mal et le mal.
On n’a plus vraiment le choix, se dit-on. Le choix est d’un autre temps entre les bons et les méchants.
Qu’on se rassure, aujourd’hui il n’y a plus que des bons qui montrent du doigts des méchants qui disent que ce sont eux, les bons.
On est mal embarqués dans le bac à sable. On n’est pas habitués à y croiser des milliers d’enfants tués. Va falloir choisir. Cesser de n’avoir à la bouche que le sifflet de l’arbitre. Il va falloir prendre ses responsabilités, dire ce qu’on a du mal à dire. Commencer à réfléchir.
On peut ne pas avoir honte de penser.
De penser, je dis ça au hasard, que les victimes ne sont pas toujours celles qu’on pense. En tous cas pas exclusivement. Je dis ça au hasard, mais pas vraiment.
On peut ne pas avoir honte de penser qu’Israël (je dis Israël, je ne dis pas les Juifs !) ne doit pas éternellement se prétendre victime, même si Israël l’a été, victime, c’est indéniable (ou alors, justement, c’étaient les Juifs), et l’est parfois encore (et les Juifs aussi). Parfois. Pas toujours. Pas exclusivement.
Quand Israël clame haut et fort qu’Israël a le droit de se défendre, on peut ne pas avoir honte de penser qu’Israël dit vrai. Quand Israël décide “pour se défendre” d’éradiquer le peuple palestinien, on peut ne pas avoir honte de penser qu’Israël a cessé d’être victime, commet des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, et qu’Israël a cessé de se défendre, qu’Israël ne fait plus que participer, par vengeance (ce qui n’est pas justice !), à la grande foire de l’ignominie d’une Humanité qui cesse d’en être une.
On peut alors penser, sans honte de le penser, qu’Israël n’a pas plus de dignité que les Terroristes dont Israël prétend vouloir se défendre.
En assassinant tout un peuple ?
Pas sûr que ce billet ne m’attirera pas quelques inimitiés…
À bientôt ?
PS.: Par “Israël”, il convient d’entendre l’État d’Israël tel qu’il est, mené par les forces assassines d’un gouvernement qui, depuis des années veut ignorer toute existence autre que la sienne dans la région. Et pour cela n’hésite pas à mépriser, fouler au pied les Conventions internationales et les Droits de l’Hommes les plus essentiels…
On imagine Frantz Fanon, ou Miles Davis, ou Toni Morrison, ou Patrice Lumumba hurlant en silence “Africains, Levons-nous !”
Et on espère sentir déjà le vent de la révolte nous débarrasser de notre coupable abstention.
Mais non. Illusion. Il est là, placidement posé raide sur sa trottinette électrique, sûr de lui, une espèce de Clint Eastwood nègre.
Assimilé (pardon, Aimé Césaire) au spectacle veule de la société des blancs davantage qu’émancipé.
De quel droit espérais-je autre chose ?
Yusuf.
C’est dans la rue.
Je l’ai à peine salué qu’il me fait savoir qu’il s’appelle Yusuf. Une fièvre dans les yeux rougis. Un doux mélange de gentillesse et d’ironie aussi. Il n’a dans ma langue pas les mots pour dire. Je n’en ai pas davantage dans la sienne. Nous voilà bien.
Il est là, qui attend que quelque chose se passe. À ce moment-là, nous nous ressemblons. Me fait comprendre qu’il aimerait un sandwich et de l’eau. Que je vais lui quérir.
Je ne lui ai pas proposé de venir boire un café dans mon petit appartement. Parce que j’avais honte d’en avoir un ? Ou parce que je craignais qu’il me dise oui ?
Ou alors, s’envoler.
Une enfant qui semble s’envoler par peur de s’ennuyer.
Les parents, à un demi jet de pierre, ne la voient pas. Ou déjà plus. Trop habitués à ses virevoltes peut-être.
Après deux pas de danse qui n’en étaient pas, elle m’a fixé de ses yeux noirs.
Était-elle belle ? Une seule seconde, elle en a peut-être douté. Pas davantage.
Ce doute d’une seconde, je l’ai raté. Le temps de, il était déjà trop tard.
Consolation, ce pied de nez fait à l’ennui : la danse ?
Il y a cette mémoire-là qui, outre l’immédiate, outre celle de fonctionnement, nous sert à ne pas nous rappeler, à oublier, disent certains spécialistes.
On aimerait qu’ils aient raison. Et puis non.
Une mémoire pour oublier, ce ne serait pas banal, ce serait presque confortable, mais oublier ce que nous vivons, ou ce qui “se passe”, comme on dit, c’est une autre paire de manches.
Le matin, je me lève. Infos. Elles tentent d’effacer mes cauchemars.
En même temps, me sont annoncées sur un ton de clip publicitaire, parce que je le vaux bien, les pires horreurs, ça tonne, ça hurle, ça meurt, ça blesse et déchire.
Et des chiffres censés déterminants, parce que mille morts c’est quand même plus d’info que trente-trois… Alors trois mille, quatre, cinq… ça hurle de douleur, ça étouffe d’injustice, ça décapite parfois. Mais je devrais oublier. Parce que l’info suivante est là qui dit que, qui dit qui, qui dit quoi, qui ne dit rien d’autre que je dois oublier ce qui me tord les boyaux le matin au lever.
Il y a cette mémoire-là qui, outre l’immédiate, outre celle de fonctionnement, nous sert à ne pas nous rappeler, à oublier.
Le scandale, il est là : on a encore des matins, même les infos ne nous les ont pas tués. On se lève encore (enfin, couci-couça…). On se dit qu’on a cette obligation de vivre. On est des salauds qui ne cherchons qu’à ne pas être concernés. Ou pas à ce point que. On a cette petite vie qui ne fait de mal à personne et qu’on ne doit qu’à soi. Ça ne mérite pas des bombardements.
Rien ne mérite des bombardements.
C’est dans ces matins-là, au moment du lever, qu’on a le plus la conscience d’étouffer le cri qu’on devrait pousser.
Je dis ça, mais non. On se lève. Et les infos, passées à autre chose, nous parlent de la mémoire de l’oubli.
On embrasse au passage un enfant, on lui dit que tout va bien, que tout ira bien, à ce soir, petite chérie.
Vu, dans les rues de la ville, avant que les agents municipaux agissent et viennent effacer, à coups de Karcher (tiens, tiens…) les traces de cette créativité-là, de cette détresse-là.
Double sens bien sûr d’un population qui pleure, assommée de lacrymos, seule réponse qu’un pouvoir sourd à ses revendications songe à lui proposer…
Envie, aujourd’hui – mais qu’est-ce que l’envie quand c’est surtout d’urgence qu’il s’agit ? – de transmettre sur ce blog cet article-réflexion de Johann Chapoutot, historien spécialiste d’histoire contemporaine, du nazisme et de l’Allemagne (ça ne l’empêche pas de regarder le monde où il va…).
L’article est paru dans Libé ce dernier jeudi (selon la formule d’usage ici : j’espère que Libé ne m’en voudra pas).
Il y est question de vivre (je pèse mes mots). Du poids ou du désir de vivre. Vivre soumis est-ce, au-delà de ce que déjà nous vivons, une éventualité enviable ? Au service de quoi ? De qui ?
Il y est question aussi de cette importance que nous décidons d’offrir à la vie, entre naissance et mort, entre apprentissage et fin de vie. À quoi la consacrer ? De qui sommes-nous, en fin de compte, les serviteurs ? De la perspective d’un quelconque bonheur ? Auquel nous ne croyons plus ?
Il y est question de modèles braqués sur la fascination de l’inutile, pourvu que cet inutile nourrisse la grande machine anesthésiante qui fait se taire les femmes, les hommes qui n’en peuvent plus et implique de ne pas nourrir les quelques-uns, les quelques-unes qui, espoir incongru, voudraient vivre leur vie… Ailleurs que dans l’épuisement des “Temps modernes” de Chaplin ? En quelque sorte, oui.
Les perspectives brunes en moins ? Pas sûr…
Je vous laisse découvrir.
L’intelligence mérite ça.
De l’école à la fin de vie, l’instinct morbide de nos élites
“Réforme des retraites et débat sur le suicide assisté dessinent une bien curieuse image de la vie : le labeur, puis l’évacuation. Où sont la joie, la santé et le sens dans tout cela ? s’interroge l’historien.
Nous nous inscrivons dans un temps social, auquel les enfants sont accoutumés, voire dressés, depuis les plus petites classes. A l’école primaire, le «cahier de textes» d’antan a cédé la place à des «agendas», attribut des «grands» et donc, désormais, des «petits grands», très tôt initiés aux échéances des devoirs, des évaluations, des événements qui rythment l’année. Le temps social de la cloche d’école, introduite au XIXe siècle pour préparer à celle de la caserne et de l’usine, pétrit cette pâte enfantine sans que les parents ne s’en rendent compte, ni qu’ils sachent à quel point ce temps social est conventionnel, voire arbitraire : un lendemain de «changement d’heure», de passage à l’heure d’été, des enfants embués de fatigue se retrouvent sur des boulevards chargés d’automobiles, sur un simple coup de sifflet. Si l’horloge était restée ce qu’elle était la veille, personne ne pratiquerait ce théâtre social à cette heure-là. On obéit, on suit.
Nos petits sont ainsi formés au temps du «travail», celui des parents. De manière croissante, ce travail-là est inutile : tout le monde n’est pas infirmier ou paysan, et une proportion grandissante des emplois de service est des «emplois pour rire et pour rien» (bullshit jobs) dont la seule raison d’être est d’occuper un individu, de lui faire passer le temps. Quant aux emplois productifs, ils consistent à fabriquer et à livrer des objets dont on pourrait absolument se passer.
Les grands se prêtent à cette comédie pour faire quelque chose, et pour faire comme les autres. La grande paix du sage ou de l’ermite, occupé à contempler, à aimer, à soigner sa santé et à faire son potager, ne serait-elle pas pour tout le monde ? Comment le sait-on, alors que l’on n’a pas essayé ? Rien, depuis tout petit, ne nous y invite, rien ne nous y initie : les enfants, en dépit de la résistance de tant de maîtres et maîtresses, sont dressés à devenir des agents productifs, socialement «utiles», et aussi aliénés que leurs parents qui, compétition, performance et inflation aidant, sont de plus en plus nerveux, agressifs, malades.
On poursuit donc, tête baissée, malgré les pandémies et les incendies. Des gouvernements sans âme nous imposent de «travailler plus», sans dire à quoi ni pourquoi : 62, puis 64 ans, en attendant 65 ou 67, car dans un «contexte de concurrence entre nations», il faut bien faire aussi mal que ses voisins, et de pire en pire.
Au même moment, on discute de la fin de vie – concomitance atroce, quand on y songe. Comment, après une vie d’aliénation, mettre fin à l’existence de ceux qui sont devenus inutiles, un poids mort pour la société de production ?
Il y a de quoi être médusé, entre «réforme» absurde et violente et réflexions sur le «suicide assisté», la «sédation profonde» ou «l’euthanasie». Non que ces questions n’aient leur légitimité, mais voilà une bien curieuse image de la vie qui se dessine : le labeur, puis l’évacuation. Où sont la joie, la santé et le sens dans tout cela ?
Quelque chose de morbide et de mauvais saisit nos sociétés, qui semblent, par la voix de leurs élites économiques et de leurs relais médiatiques, accepter ce qu’on leur impose au nom du profit de quelques-uns : la vie est souffrance (au «travail») avant que ne se pose la question de mettre fin aux souffrances d’un corps qui ne peut plus «travailler».
Ce discours-là s’enracine au moment où la génération du baby-boom, mais aussi celle de ses désormais grands et vieux enfants, a fait l’expérience de l’inscription dans le temps long : le corps se fendille, les chairs mutent, les os craquent, la lassitude des deuils et des douleurs se fait croissante – et l’on en redemanderait ?
Faut-il voir dans la morbidité de ces «projets» économiques une manifestation de cet «instinct de mort», que Freud voyait à l’œuvre dans la Première Guerre mondiale, ou un écho de la catastrophe climatique que l’activité humaine inflige au monde et qui est également un ébranlement majeur de notre situation dans le temps ? Pour la première fois à cette échelle et avec ce degré de certitude, nous ne pouvons plus nous projeter dans le temps en étant ferme sur nos pieds, sur un sol dont la stabilité nous échappe. C’est avec une santé chancelante, aggravée par les conditions de notre «travail», que nous abordons des ruptures et des éboulements sans nom.
Raison de plus, nous disent les «responsables» économiques et leurs représentants politiques, pour travailler et ne pas y penser, quitte à accentuer le désastre.”
Il y a cet homme-là, à cet endroit-là. Pourquoi regarde-t-il ce qu’il regarde ? Et que regarde-t-il ?
On ne se posera pas ici la question du “qui est-il ?” Inutile.
Il est ce qu’il est. Lui seul et, à la fois, tout le monde, pense-t-il.
Il songe à ce qui l’entoure. À ce qui l’emportera. Rien n’est sûr. Il ne sait pas. Cherche parfois à savoir.
Il y a autour de lui, des conversations qui pourraient l’éclairer, tout ça, qu’il entend, qui le font se dire que.
Il écoute parfois.
Il abandonne souvent. C’est inutile, se dit-il.
Se dit que c’est ridicule, tous ces emportements qui l’empêchent. Ça marche, ça hurle, il y a même des blessés.
Mais il ne sait pas. se dit que c’est normal de ne savoir pas.
Il essaie de regarder. À la ronde.Quand ça se présente. Mais non.
En même temps, on ne peut pas faire autrement.
Alors, il sort, va offrir sa présence (il ne sait pas encore que c’est sa colère) à la rue, à des comme lui qui n’en peuvent plus.
Et il découvre que ces gens-là, qui hurlent de douleur, c’est lui, qui ne sait pas trop ce qu’il regarde, pas trop de qu’il entend, pas trop à quoi il se cogne. Mais qui sait, nom de Dieu ! que rien de tout ce qui lui arrive ne peut lui être indifférent.
Il y a, sur les tuiles rouges de la maison d’en face, pas très loin du parc de mon quartier, une belle kyrielle d’oiseaux (des gris, des noirs, des impatients, des fatigués, un rouge-gorge aussi, une mésange) qui se demandent quand nous aurons décidé de l’âge de leur retraite. Ils veulent, avant de se suicider, se rassembler. Et là, ils chantent. Ils n’ont pas la faiblesse de se plaindre, ils ont, avant de s’envoler, la rage de se révolter. Ils font la nique aux cages qui leur sont proposées. Ils chient allègrement sur les champs pesticidés. Et nous quittent.
“Ce ne sont que des oiseaux”, ont dit, les coudes sur leur bureau, les conseillers financiers.
C’est une sorte de fable, d’allégorie. C’est un peu caricatural peut-être. Comme l’est la sauvage réalité qu’elle veut ici métaphoriquement s’essayer à raconter.
Ça commence naïvement. Comme ceci :
“Dès le début, lors de la première lecture de la partition déjà, on avait été pris d’un doute.
C’était symphonique, emphatique, grandiloquent le plus souvent, avec une sonnerie de trompette naturelle qui revenait, revenait, revenait. C’était un ré fa sol, le sol, dans la dernière reprise, mourant sans jamais de nuance, et semblant n’annoncer qu’une précoce crise d’asthme… Plat, mais qui était censé atteindre l’inaccessible.
“Pompier”, avait jugé l’un depuis son pupitre; “prétentieux”, avait maugréé l’autre, un joueur de tuba; “du pipeau !”, avait pipeletté une jeune flûtiste; “jupitérien !”, avaient osé, enthousiastes, en tapant dans les mains, quelques-uns qu’on n’avait jamais vus aux répétitions.
Rien qu’à la lecture, avant même de jouer, c’était épuisant. Mais – la vie est ainsi faite parfois – ça en avait emballé plus d’un. On leur avait tant et tant répété que c’était nouveauque, par peur d’avoir l’air dépassés, ils avaient adoré… Il fallait balayer tout ça qui était l’ancien monde, les vieux accords, les notes pointées, les soupirs, les vieilles harmonies, les syncopes, il fallait remettre la musique, la vraie, en marche !
Il était dit que, l’avenir, il faudrait aller le chercher avec les dents, avec ce nouveau chef à la baguette, si sûr de lui, si coquet,si entrepreneur, si entreprenant, si intransigeant, qui se moquait allègrement de qui, dans l’orchestre, devait se poser là, là, ou là (ou lalala lala…) “À gauche ? À droite ? C’est comme vous voulez ! La gauche, la droite, ça n’existe pas !” hurlait-il, exalté, les bras au ciel, le menton conquérant… “Non, pas là ! mettez-vous un peu plus à droite, si vous voulez bien. Encore un peu plus ! Voilà, c’est bien comme ça.”
Donc, lors de la première lecture, j’y reviens, trainaient déjà au fil des mesures et des dissonances prétendument modernistes, des discordances, des duretés, des empêchements. Et pourtant, allez savoir comment, par quelle sombre magie, ils avaient réussi, le chef à la baguette et un aréopage de conseillers très chers payés, à en faire une musique, tonitruante certes, mais dont on allait devoir se contenter, et dont il était prévu que nous serions les exécutants. C’est comme ça qu’on nous avait présentés : des exécutants.
Cette musique, donc, c’est eux et personne d’autre, aimaient-il à répéter, qui l’avaient conçue. Habitués des fausses notes, ils étaient indifférents aux accords, aux désaccords, aux harmonies, aux disharmonies… Ils avaient décrété qu’ils connaissaient la musique. Ils n’en appréciaient en fait que celles à deux temps, le plus souvent militaires, qui sont celles de l’ordre, de la marche en avant, de la retraite mal consentie. Du reste, jamais cette musique-là, la leur, ne battrait en retraite, clamaient-ils un peu plus que souvent.
Bientôt, dans l’orchestre, des voix s’élevèrent, qui craignaient les pires cacophonies, mais il était déjà trop tard.
Écrivant ces mots-là, je me rends compte que tout semblait dit, que le maléfique chef d’orchestre dirigerait son orchestre sans tenir compte de l’orchestre, préférant sa propre partition (pas très ragoûtante) à celle à laquelle il avait juré de conjuguer son talent qu’il estimait immense le jour ou l’orchestre l’avait, en se pinçant le nez, préféré à sa tête, lui, plutôt qu’une folklorique tambourinaire qui hurlait (encore) plus fort que lui.
La musique ne se fait pas sans âme. Ça, les initiateurs du nouveau monde, de la “nouvelle” musique semblaient l’avoir ignoré. Elle ne se fait pas non plus sans musiciens, je veux dire sans “instrumentistes”. Moins encore contre eux.
Le grand chef avait beau gesticuler, assumer (mot qu’il chérissait et dont il abusait) son anxieux autoritarisme, une fronde, dans l’orchestre, petit à petit pointait. On ne supporterait pas plus longtemps les hitlérismes de celui qu’on appelait avec ironie maintenant “Le Président”…
Faute d’intelligence, faute d’humanité, faute de sincérité aussi, de la plus élémentaire humilité, faute d’empathie, d’écoute, de capacité à s’inventer, le Maestro, empêtré dans sa brutalité, ne comprit jamais que la messe (ce mot lui va si bien !) était dite.
Les uns après les autres, les musiciens, meurtris, quittaient le navire. Les cuivres en premiers, puis les bois, puis les percussions s’égaillèrent. Tous partirent. Ne restèrent plus que quelques aveugles thuriféraires qui continuaient de taper dans les mains et d’y croire, à cette musique et à son militaire. La clique s’était dissoute. Quelques fanas un peu poussifs persistaient à faire la claque. Et le grand chef dut, au bout du compte, prendre ses cliques et ses claques (clic-clac).
La musique pouvait reprendre ses droits. Avec des musiciens, cabossés peut-être, mais quel plaisir ce fut de les entendre à nouveau respirer !
La lutte, en même temps que la musique, avaient eu peur. Dans les rues, on se remit à chanter Bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao. Les musiciens n’étaient pas les derniers à être soulagés, ils allaient pouvoir ré-inventer l’orchestre. Un orchestre sans chef, peut-être.
Ça y est, on bat le pavé. Pour réveiller le printemps, pour brûler les sorcières.
Partout, sur les calicots, les pancartes, des mots pas heureux, des mots en rage, fatigués mais en rage, en rage fatiguée. Des mots qui font le boulot primaire des mots et qui consiste, on l’oublie trop, à ne pas se taire. Alors, les mots, quand ils en prennent conscience, s’inventent des poumons pour accompagner le cœur et hurlent que non ! on ne nous la fera pas, cette injustice-là.
Cette injustice-là, c’est cette histoire de “retraite” qui agite la France aujourd’hui et pas, comme disent d’incertains, d’autre pays.
Parce que, personne ne doit l’ignorer, Les Français sont des fainéants.
On connaît ces rengaines qui puent. Le “pouvoir” nous les serine : La France est le plus beau pays du monde, c’est évident, mais les Françaissont des veaux (dixit Charles de Gaulle, Président de la République qui a cessé de nuire), desGaulois réfractaires (dixit Macaron Premier, pâtissier à Amiens qui n’a pas cessé de nous emmerder)…
Donc, Veaux et Gaulois, nous battons le pavé, histoire de – merde ! – ne pas se laisser écraser, vous voyez un peu ? Une manif, quoi. Avec des militants, avec des mômes de militants, avec des exaspérés, avec des qui tirent le diable par la queue, et c’est souvent pour ça qu’ils sont exaspérés, avec des bobos (ben oui, pourquoi ils ne seraient pas là, les bobos ? valent moins que les autres ?), avec des papis et des mamis et des amis, avec quelques élus aussi qui ont décidé de faire le job, c’est pas fréquent, mais oui, avec tout ce que la région d’ici compte de mécontents et qui ont pu ne pas aller se taire ce matin au turbin… Des poignées, bien plus que des poignées, d’indésirables.
64 au lieu de 62 ! Un score de basket pour une défaite sociale ! Mais est-ce bien le sujet ?
Limiter la révolte “contre la réforme” à cette seule question-là (celle de la durée), c’est donner du grain à moudre aux éblouis du travail, du mérite et de l’ascenseur qui n’existe pas, et qui prétendent encore, que c’est dans la fatigue, dans l’épuisement, que l’homme se déploie, qu’il a sa seule raison de vivre (oubliant que le travail a été et est de tout temps un mode d’oppression / soumission).
Travailler plus, insupportable credo d’une caste qui n’imagine pas que le travail puisse être un choix, un choix dont le travailleur est seul maître. Ou alors c’est l‘esclavage, je me trompe ?
On bat le pavé. Pour réveiller le printemps, pour brûler les sorcières.
Des banderolles, des pancartes, des calicots. J’en découvre un, de calicot, insultant, affligeant. Désolé pour lui.
Plus près, une jeune femme, un peu devant, sur une pancarte trop petite, a recopié ceci :
“La bonté est de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galérien. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.” Bertrand Russel 1932.
Songer à aller l’embrasser.
La manif continue, serpente. Il y a comme une sorte de soleil dans le ciel. Il fait un peu moins froid. De la musique.
Trouver les moyens de refuser. Réfléchir.
Je me souviens : Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner.
Ce titre n’est pas de moi. Pas plus que le texte qui suit.
Simplement, suffoquant parfois sous les émotions que nous propose ce dont on aimerait parler ici, écrire, les mots ne relaient pas fidèlement nos révoltes, nos analyses. Ils refusent de traduire nos bouleversements.
On a besoin d’un ami, ailleurs, qui puisse traduire pour nous ces amertumes, ces désespérances, voire, plus simplement, ces constats les plus criants dont on croit parfois pouvoir se débarrasser.
J’ai décidé de reproduire aujourd’hui ici un texte de Lola Lafon paru ce jour dans mon quotidien préféré Libération. J’espère qu’ils (Lola Lafon et Libération) ne m’en condamneront pas.
Voici :
“Madame,
Nous nous croisons plusieurs fois par semaine; il nous arrive d’échanger quelques mots, laborieusement, parce que nous ne parlons pas la même langue. Tout autour, ce ne sont que pas pressés, trajectoires décidées vers les grands magasins, les bureaux ou les espaces de coworking. Vous, vous restez là, assise au pied d’un distributeur de banque, non loin de la rue Saint-Lazare. Le savez-vous, madame, nous, qui tous les jours passons devant vous, sommes des spectateurs.
Chaque jour, nous jaugeons la véracité, la crédibilité de ceux et celles qui sollicitent notre aide. La misère qui nous convainc est celle qui ne nous incommode pas trop : elle est sans odeur, sans colère, sans discours incohérent, sans haleine alcoolisée. Une misère comme au cinéma. Les stigmates brutaux de la précarité nous éloignent aussi sûrement qu’un excès de beauté ou de santé. Il faut, pour nous émouvoir, avoir l’air «pour de bon» dans le besoin. Nous vous évaluons d’un seul coup d’œil, vous et votre sac à dos gris, votre pull turquoise et cette couverture rouge sombre dans laquelle vous vous emmitouflez quand il pleut.
Vous et votre blondeur peroxydée, ces cheveux teints qui attirent les regards. Un révélateur est un produit indispensable à toute coloration capillaire, vous ne pourriez pas être platine sans lui. Et vous, madame, en êtes également une, révélatrice. Votre présence oxygénée met en lumière les limites de notre compassion. Vos cheveux font obstacle à notre (médiocre) empathie. Nous le déplorons, ce choix cosmétique. Nous vous voudrions tout entière vouée à votre survie. N’est-il pas superflu, ce désir de blondeur, pour une personne comme vous ? Nous statuons sur la façon dont vous choisissez de dépenser vos rares pièces de monnaie, à l’image de ces maris, de ces pères, tout droit sortis des années 50, qui surveillaient le bien-fondé des dépenses de leur épouse.
Il y a quelques jours, vous m’avez poliment refusé une viennoiserie; vous auriez préféré un sandwich. Un passant qui s’apprêtait à vous laisser un Ticket-Restaurant s’est offusqué de votre remarque. Sa charité ne vous supportait pas en individu exprimant une préférence, un goût ou peut-être un dégoût. Ceux que celles que nous secourons, nous les voudrions redevables, reflets flatteurs de notre sollicitude, emplis de gratitude dès que nous faisons le moindre geste envers eux. En photo, un révélateur est un «bain chimique où l’on trempe le cliché pour faire apparaître l’image encore invisible». Vous avez beau être à terre, madame, vous nous regardez droit dans les yeux et nous renvoyez notre image : celle de contrôleurs traquant l’arnaque, vérifiant qui la mérite bien, sa piécette.
Dans un monde où nous nous sommes résignés à élire, faute de mieux, des hommes politiques que nous conspuons, ce triste pouvoir-là, nous nous y accrochons : celui d’évaluer. Il y a quelques semaines, lors de la cérémonie des Golden Globes, Cate Blanchett, lauréate du trophée de la meilleure actrice, a proposé qu’on en finisse avec les prix, une «hiérarchie patriarcale» qui oppose les comédiennes les unes aux autres. Si l’industrie hollywoodienne songe à renoncer à ces cérémonies, pour nous, il n’en est pas question.
Tous les jours, que ça soit sans enthousiasme ou avec empressement, nous répondons à des enquêtes de satisfaction et distribuons les bons et les mauvais points. Ce chauffeur de taxi était-il aimable ? Notre enfant a-t-il un haut potentiel ? Et ce médecin, efficace ? Ça n’est pas tant notre avis que l’on sollicite, que notre goût de la sanction, du classement, que l’on excite. S’il existait une application qui vous évaluait, madame, vous seriez assurément très mal notée. Comme elle est laide, cette pensée qui nous traverse, fugace, quand on vous voit : si elle a les moyens de se teindre les cheveux… Notre passion pour la «bienveillance» – ce mot dont on se gargarise à longueur de post- Instagram et d’ouvrages de développement personnel – trouve sa limite. Mais quand, à quel moment sommes-nous devenus ces connaisseurs blasés, des directeurs de casting de la précarité ?Des spécialistes de rien qui estimons tout, et vous aussi, madame, comme vos cheveux. Demain encore, nous passerons devant vous, rapides et affairés. Mais nous n’allons nulle part, sans doute le savez-vous ; nous fuyons, terrorisés à l’idée de trébucher, de faillir et de perdre.”
Comme j’aurais adoré l’écrire, ce texte. Penser comme lui ne suffit sans doute pas. Mais voilà.
“Rendez-nous les couleurs que vous nous avez volées pour vos affiches de Coca-Cola…“ hurlaient Allen Ginsberg, Kerouac, et Burroughs, bref, la Beat Generation.
Ça date ?
Bien moins que Stefan Zweig qui s’interrogeait en 1925 déjà : “D’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter avec elle, tout ce qui est coloré, tout ce qui est particulier dans nos vies ?”
Petite excitation franco-française aujourd’hui : le port de l’uniforme par nos jolies têtes blondes (obligatoirement blondes ?) à l’école ? au collège ? au lycée ? Et bientôt pour sortir en no-boîtes ?
À l’heure où le Pouvoir, toujours préoccupé des vrais besoins du peuple qui n’en peut plus, a fait de ce sujet une de ses priorités (une passerelle jetée vers le RN, ça ne se refuse pas), mon amie Gaëlle Boissonnard, dont j’ai parfois relayé ici l’une ou l’autre humeur, édite sur son blog un joyeux billet. Je vous le propose là.
À lire sans peurs. Les reproches, on s’en fout un peu, non ?
Regarder les listes écrites ou non de choses à faire, de ces choses qu’on s’est résolu, forcé par soi, par la fatigue ou, peut-être, la peur de soi, à ne pas faire.
Je dis regarder, je ne dis pas lire ou relire, non. Regarder. En avoir seulement la conscience. À peine. Filigrane. Et trouver ça énorme. Trouver vertigineux le vide qui suit le n’avoir pas fait.
C’est comme relire un Journal qu’on aurait écrit il y a mille ans. Fait de regrets (le temps fait son ouvrage).
Je n’écris pas de journal. Je garde pour moi mes regrets. Si bien que ne restent bientôt que peu de choses à dire ici, ailleurs, ou même nulle part, encore moins à écrire.
Et pourtant. On s’obstine à faire que bouge encore un tant soit peu la pensée. Non pas qu’on en espère qu’elle s’agite comme un jeune gardon au bout d’une canne, mais qu’elle continue de frémir, avec ce qu’on pourrait lui offrir de lucidité, avec ce qu’on pourrait lui livrer de cœur aussi, de révolte. C’est si absolument nécessaire, la révolte. Ça aide à chérir.
Nous vient le souci de savoir, avant même que de commencer à penser, si on ne se trompe pas sur tout, si on ne s’est pas toujours trompé. On se demande.
Le sourire, par exemple, que j’adresse à un vieillard, à une vieillarde, à un enfant, à une jeunesse qui passe, est-il mon sourire, je veux dire le mien, celui que vraiment j’adresse ?
Et ce sourire, s’il ne l’est pas seulement, qu’emballe-t-il d’autre que lui qui mériterait d’être dit ? Comment est-il compris et qu’exprime-t-il ? Que suppose-t-il ?
Qu’on a un inimaginable besoin de rescousse, peut-être. Qu’on a un inimaginable besoin de rescousse, sans doute. Qu’on a un inimaginable besoin de rescousse, et puis on s’en va.
Comment savoir ?
Ce sourire que j’adresse à une vieillarde donc, ou, ou, ou à ceci, à cela, à un trois fois rien qui me ferait sourire, à un bourgeon, que sais-je ? à une feuille tombée et qui vole mieux que la plupart des autres, à un cri d’alarme qui me ferait un signe, à une vague qui meurt, parce qu’on sait un jour qu’elles meurent, les vagues, à une note de jazz devenue bleue, au minerai d’un Chardonnay, à la buée sur la cafetière qui n’en fait qu’à sa tête, à la lecture qui me le rendra, et ce n’est pas si rare,
ce sourire, je ne parviens pas à savoir s’il est vraiment le mien.
Alors, je me tourne vers le non-journal que je n’ai pas écrit, que je n’écrirai pas.
Je lui demande mon avis.
Et comme il est mon miroir, il me dit je ne sais pas.
Je lui souris une dernière fois. Mais il s’est détourné. Je ne saurai pas.
Et ils n’eurent plus à la bouche que ce mot, comme s’ils l’avaient inventé : Ultranoir.
Il n’en manqua pas un pour dire la performance de Pierre Soulages.
Combien furent-ils, sont-ils, à entrevoir qu’entre le noir du peintre et la lumière, il n’y a rien de l’ordre d’un l’exploit (“toute une vie, vous imaginez ?,susurrent-ils”), que c’est à une recherche profondément philosophique que Pierre Soulages a consacré sa vie. Philosophique, métaphysique même.
Il est vrai qu’à la philosophie, aujourd’hui, on préfère l’exploit. Plus vendeur. Plus start-up, plus vainqueur, en quelques sortes…
Mais qui ainsi songe-t-on à vaincre ? Et pour prouver quoi ?
Quelqu’une qu’on ne connaît pas, qui vous fait signe. Spectaculairement. Et on croit tout à coup la connaître.
Ce n’est pas une photo – au demeurant assez médiocre, au travers d’une vitre vous pensez ! – qu’on vient de prendre, c’est un zeste de vie qu’on a reçu.
C’était un jour gris, plutôt triste, comme en pondent les automnes. C’est devenu un petit coup de printemps.
Merci à cette belle inconnue.
La vie des autres.
Je me dis qu’il va falloir se faire à l’idée.
Les gens qu’on n’aime que très moyennement (mais il faudrait les aimer plus) ont une vie, respirent, se fendent la gueule. Peut-être mieux que nous.
La vie des gens n’est pas seulement celle de ceux qui en bavent, ni de ceux qui se font des nœuds au cerveau.
Il y a parfois cette simplicité qui fait la légèreté d’une respiration. Y arriver.
L’horreur, serait que les gens, ce ne soit pas nous.
Pluvieux.
Je le vois. Presque quotidiennement. Pour autant, on ne s’est jamais parlé. Crainte de n’avoir rien d’autre que soi à se dire ? Sans doute un peu de ça, oui.
Il a, chevillée au corps, la courbature qu’ont beaucoup de gens ici. Reliquat de la mine peut-être.
Quand l’homme va au charbon, il est glorieux. Il n’est pas rare pourtant qu’il baisse les yeux.
Trop d’épuisement sans doute.
Elle dit non avec la tête…
“Sous les huées des enfants prodiges Avec les craies de toutes les couleurs Sur le tableau noir du malheur Elle dessine le visage du bonheur.”
(Toutes mes excuses à Jacques Prévert)
Dans le dos noir du temps…
Comme une espèce de Reine Lear à la recherche du temps perdu.
Plus shakespearienne que proustienne sans doute. Et pourtant, allez savoir.
Il y a comme un nid d’aigle qui se repose là, qui guette, qui pourrait bien guetter un nid d’aigle qui le guetterait.
Miroir désapointé qui n’a pas dit sans doute son dernier mot.
Les mots manquaient. Je n’ai posé alors sur ce blog qu’une photo volée à Libération.
Un peu de recul, aujourd’hui. Dire quand même un peu. Trois fois rien.
Dire. Ceci.
JLG est mort donc. Personne ne semble savoir la perte que c’est. J’exagère. Quelques-uns disent à quel point il nous manquera.
Ah bon ?
Mais personne ne développe. Personne n’explique ni en quoi ni pourquoi (pour quoi) il nous manquera.
JLG ne manquera jamais, n’a jamais manqué à personne ! Moins encore à ceux qui prétendent que. N’aurait pas aimé ça d’ailleurs, j’imagine.
On s’en fout de ça !
Du reste, ne nous manquent jamais que les choses qu’on connaît !
Les transgressions, la plupart du temps, on fait mine d’y adhérer, mais sous la couette on mime.
Or, JLG…
Quand JLG est mort, on a fait mine d’oublier qui était Godard. Quelques minutes, le temps d’en avoir l’air. Ça nous faisait du bien sans doute. Pour dire vrai, on oubliait ce qu‘on ne connaissait pas.
On a regardé (sur Arte, bonne conscience oblige) Pierrot le fou ou bien Vivre sa vie, je ne sais pas. On a fait joliment semblant.
On a trouvé ça “pas si mal que ça finalement”. Et puis : “On aurait dû aimer…” Un regret. Une honte cachée. Très momentanément.
Et puis, on a chassé de la chaussure le caillou.
Quand JLG est mort, il y a eu pléthore de ceux qui se sont rappelé soudain l’avoir aimé sans jamais avoir vu le moindre de ses films.
De même, de son vivant, ils étaient pléthore à l’avoir détesté sans jamais en avoir vu le moindre.
Jean-Luc Godard a étranglé le cinéma pour qu’il ne meure pas. Il est allé lui foutre des poings sur la gueule pour qu’il se réveille. Parce qu’il était un peu endormi, le cinéma, un peu plan plan. Et à travers chacun de ses films, il s’est remis à respirer, le cinéma.
Godard lui a fait confiance, même s’il savait qu’il fallait, pour qu’il survive, le réinventer.
Il l’a réinventé. En guise de bouche à bouche, il lui a raconté des histoires de cinéma qui racontaient que le cinéma n’était pas seulement le cinéma. Vous suivez ?
Alors, quoi ? vous me dites. Alors, rien d’autre que ça ? Rien d’autre ?
Il n’y aurait rien d’autre que cette conversation entre Nana (Anna Karina) et le philosophe (Brice Parain, dans son propre rôle), dans Vivre sa vie, mais qui, d’une certaine manière, en ne faisant pas de cinéma, nous a cueillis ? Rien d’autre que “ça” ? On ferait quoi s’il n’y avait rien d’autre que ça ?
Il n’y aurait que, dans Éloge de l”amour, rien d’autre que cette importance du dialogue que je reproduis ici : “Vous travaillez ?”, “Oui, beaucoup.”, “La nuit aussi ?”, “Surtout la nuit. Et la nuit dans le jour.” ? Il n’y aurait rien d’autre que ça ?
Il n’y aurait même que ça, on ferait quoi ?
Le texte dans le cinéma. Le cinéma qui n’oublie jamais le texte… Qui le crée en même temps qu’il s’en nourrit. Et qui, en même temps, explose d’images qui nous emmerdent, parce que la déshabitude toujours nous heurte.
Qui d’autre que Godard ?
Il n’y aurait que.
Mais sans doute appelle-t-on fatigue ce besoin de cesser d’être curieux. Auquel cas, oui, on peut oublier JLG.
“Que les mots deviennent des choses, aussi irréfutables que des pierres. Mon imaginaire de l’écriture, c’est la pierre et le couteau.”
Le quotidien Libération, dans sa livraison d’aujourd’hui, évoque bien mieux que je ne pourrais faire, l’œuvre, le trajet et l’extraordinaire talent d’Annie Ernaux.
Cliquez ici pour télécharger les 6 pages que Libé lui a consacrées.
Découvert ce pochoir sur différents trottoirs de la ville. Ça m’a fait un peu de bien. Comme une interpellation bienveillante. Un appel à se regarder les uns les autres.
“On ne peut pas accueillir toute la misère du monde”. On l’entend sans cesse, cette ritournelle-là, pas toujours chez les gens bien intentionnés. Elle nous autorise, semblerait-il, à ne pas réfléchir.
Comme si les pires mensonges, les pires égoïsmes, les cyniques calculs, à force d’être répétés, pouvaient nous servir de vérité(s), de Bible quasiment.
Notre bonne conscience aurait-elle un tel besoin d’être en permanence nourrie de certitudes, même fausses ?
Un très éclairant – en même temps qu’important – petit livre, édité ces jours-ci aux éditions Anamosa*, nous rappelle, sans confort ni condescendance, et avec une rigueur intellectuelle qui donne envie de vivre, nos trop faciles acceptations, suscitées, il est vrai, par des Pouvoirs qui ne se privent pas de nous manipuler…
“On ne peut pas accueillir toute la misère du monde”. Comme le bilan d’un chef d’entreprise qui compte et recompte ce qui lui reste de stock, et qui se demande de quoi demain sera fait, s’il ne va pas falloir, pour préserver son train de vie, se séparer de l’un ou l’autre de ces travailleurs auxquels il doit pourtant de n’avoir pas crevé…
“On ne peut pas accueillir toute la misère du monde”. Cette sentence de mort avec laquelle il faut en finir, nous expliquent, à la fois savamment et didactiquement, Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens (respectivement philosophe et expert juriste), nous la faisons nôtre à chaque fois que nous plaçons notre confort au-dessus de nos capacités de questionnement, quand en tous cas, il nous en reste. Il est question d’oubli, organisé par soi-même peut-être, de la plus élémentaire humanité. Il est vrai que l’Humanité apprend petit à petit, mais immensément vite, à se passer d’humanité. Il semble en tous les cas que la chose ne lui manque pas, ne lui manquera que quand elle pourra s’acheter, être consommée, avec, de préférence, une promo à la clé.
La misère du monde entier. Nous en faisons très largement partie. Mais ça – telle est notre arrogance – nous avons voulu l’oublier.
*Anamosa signifie en sauk, une langue amérindienne, “Tu marches avec moi”. Un très beau programme.
J’évoquais ici il y a une semaine le travail précieux de mon amie Gaëlle Boissonnard.
Seules étaient disponibles, au moment où je posais ce billet, quelques vues d’ensemble de son exposition. Et l’ensemble, ainsi perçu en petit format (limité encore par celui de ce blog) ne donnait que peu l’idée de ce que qu’étaient ces étranges personnages pétris de mémoire(s) et d’histoire(s), nés des doigts, des mains, des souvenirs et de la vision de Gaëlle.
J’ajoute ici quelques photos, de quoi, j’espère, rendre à un très relatif Gulliver ce que qu’un pas si Lilliput que ça avait occulté.
C’est mieux comme ça, je crois…
Gaëlle Boissonnard
Fertile du 06 au 30 septembre Médiathèque Jules Verne Place Raspail 42150 La Ricamarie
Petite suite à mon billet “À quel titre ?” du 05 août.
Préliminaire.
L’écriture me faisant défaut, j’aborde celle que me propose la lumière, la photo graphie.
Le propos n’est rien d’autre que de regarder, à la recherche de l’humain. Fût-ce dans ses failles.
Mais aussi, s’il en est, dans ses gloires qu’on ne détecte le plus souvent qu’en creux.
Ces quelques photos, je les ai accompagnées de mots, de projections, de rêves.
Ni journaliste, ni sociologue, ni écrivain, vaguement observateur un peu rêveur, rien de plus, j’ai volontiers inventé; au même titre que l’appareil qui prend les images ne fait rien d’autre que les interpréter.
Tout ça s’est passé, se passe, dans un îlot de la ville de Saint-Étienne. Il y règne à la fois assez d’indifférence et de (parfois) tolérance pour que ce petit travail ait pu voir le jour. Il y plane aussi des douleurs, des passés, comme partout ailleurs. Mais sans doute un peu plus.
Tout cela est là, un peu sombre parfois. Mais ce n’est rien d’autre qu’un regard qui, toujours, a eu peur de juger.
Il fonce vers moi, des vindictes pleins les poumons, il éructe. Il sort de je ne sais quelle colère pour entrer illico dans une autre, et c’est pour ma pomme.
Ce n’est pas mon appareil photo qui l’agresse, c’est quelque chose qui n’appartient à personne.
Du reste, l’appareil photo, dès que je le sors de sa tanière, a le don de le calmer. Et la colère se fait théâtrale, presque lyrique.
Il ne m’interdit pas de le photographier. Il est soumis à l’image et à l’intérêt qu’elle lui accorde.
Et s’il n’en reste qu’un, ce sera celui-là. Un facho de la vieille école, même pas dégrossi. Fier de paraître indigne. Avec un ego qui hurle le mépris.
Son grand plaisir à lui, mais qu’il ne peut plus se permettre, c’est le stand de tir, cette sensation de pouvoir s’imposer aux autres. Serait-ce par la force. Quand on le lui signale, il dit qu’on n’a rien compris.
Déteste qu’on aide un sans-abri, un étranger n’en parlons pas, mais apprécie qu’on lui file à lui cinq euros “pour ses clopes”.
En même temps, comme un enfant qui cherche désespérément à se faire aimer.
La douleur.
Il vient d’arriver, de se poser là. Il y a, quand il bouge, des paquets de pardons qui s’agitent auxquels on ne peut pas répondre. Il se sait. Il sait aussi la fragilité d’espérer. Qu’importe, s’est-il peut-être dit. Il cherche autre chose que notre assentiment.
Il bouge un peu dans l’élégance du silence.
On s’est regardés, très peu. J’aurais aimé chanter.
Seul, assis devant un miroir, dos à la vie, un homme très courageux, tout en essayant de garder son self-control, se regarde vieillir de treize minutes quarante secondes cinq dixièmes…
Je me remémore très approximativement ces mots d’Higelin (en 1969 je crois).
Treize minutes quarante secondes cinq dixièmes, durée de vie, peut-être, d’un cigarillo pour un fumeur qui compte le temps ?
Je le prends en photo. Ne lui ai rien dit de ça. Trop peur de le perturber dans sa méditation.
J’ai parlé ici quelques fois déjà de mon amie Gaëlle Boissonnard. Ce n’est jamais d’elle, bien sûr que je parle, mais de son travail. Illustratrice, céramiste. Créatrice, la définit mieux, tant ses champs d’investigations répugnent à se limiter à telle ou telle discipline. Du reste, ce simple mot… discipline.
Gaëlle a depuis toujours engagé des luttes qui la mènent à pourfendre l’inaction et les injustices. Comme tout le monde ? Pas comme tout le monde, non. Comme elle seule (et quelques autres) avec tout le monde. En tant que femme, en tant qu’humaniste (et, à ce titre, révoltée), en tant que mère, en tant que fille d’une mère, en tant que mémoire aussi, par-dessus tout.
Mais elle est avant tout artiste.
C’est avec des bouts de mémoire(s) partout chinés, récoltés, reçus, qu’elle a conçu un monde un peu foutraque de résidus, de céramiques, de papier mâché, de fils rouillés, d’emballages obsolètes, allez savoir, un petit peuple de sculptures, des momies qui semblent espérer qu’on les réveille, bardées de ce que la mémoire leur a laissé de vie.
Il y a aussi cette volonté d’affirmer la couleur comme une première nature au travers de tableaux (presque) monochromes auxquels les volumes veulent laisser le champ libre à la lumière, à la matière, à l’anecdote peut-être aussi.
Des territoires à explorer. On ne savait pas qu’on en avait envie.
Il faudrait aller découvrir ce monde-là fait de passé, de présent et de futur assurément.
Fertile du 06 au 30 septembre Médiathèque Jules Verne Place Raspail 42150 La Ricamarie
Cette manière qu’on a de dire qui on est, de vouloir dire qui on est, de simuler, de prétendre. Avec cette délectation pauvre de penser avoir à le dire… (Ce serait tellement con que les autres ne sachent pas… C’est vrai, quoi.)
Cette convalescence des hommes qui consiste à vouloir guérir sans passer par le chemin d’un appel à l’aide, tu me prends pour quoi, tu me prends pour qui ?
Cette permanente hagiographie de soi par soi (oulala !), photos à l’appui (je veux dire selfies) c’est pas beau, ça ? Parce que, quoi ? il faut bien vivre, et que vivre, aime-t-on à se prétendre, c’est ça : exister; mais aux yeux des autres. Coûte que coûte.
Exister, c’est quoi ? si ce n’est reproduire qui on prétend être, se montrer dans le regard vide des autres ? C’est vrai quoi. Mais vivre ? Fatigue.
On était arrivé à fréquenter à peu près sans trop le redouter le miroir le matin, au moment du réveil, dans la salle de bain. Mais là… Basta.
On passe à un autre mode. On peut ? Dites-moi que c’est (encore) possible !
Selfies inversés, alors que jamais je n’en ai pris le moindre (ni n’ai participé au carnaval des réseaux sociaux), pourquoi ne pas regarder les autres, que je ne connais pas, qui ont de leur vie un mouvement étrange, qui portent un surprenant chapeau, qui semblent sortis d’ailleurs, mauves, jeunes, ou transparents, qui boitent, baillent, regardent le ciel, la terre, ou leurs semelles, ou simplement ailleurs, qui sortent de l’enfer ou, acculés ou non, y entrent, pourquoi ne pas leur adresser le baiser d’un œil maladroit au moment où je les regarde, où parfois ils me voient ?
J’en ai pris l’un ou l’autre en photo. Sans talent, sans objectif (des clichés dans tous les sens du terme). Pas comme un rapace, comme un complice. Avec le vent des choses qui ne les favorisent pas, ils pourraient se trouver beaux.
Moi je les ai trouvés beaux.
Selfies inversés, vous disais-je… des quelques-uns que je croise ou rencontre parfois.
À quel titre donc ? demandais-je en titre. Au titre de la vie. Diverse, difficile, ennuyeuse, révoltante, impassible, émeri le plus souvent, parfois chantilly mais rarement, sur le point de s’épuiser, de parfois se terminer, et puis quand même, on reprend, ça nous reprend.
Au titre d’on ne peut pas s’en empêcher, se l’interdire.
Pourtant, manquent à ce billet les femmes. Peut-être meurent-elles moins à force de vivre plus ? Peut-être cachent-elles plus leur détresse, sont-elles plus dignes, moins pathétiques ? Peut-être ne se font-elles d’illusions qu’ailleurs ?
Manque une fleur, quelque chose en couleur, je vous l’accorde. Non que l’une et l’autre obligatoirement s’accordent.
Ça viendra. En même temps que la trace de femmes, là où aujourd’hui ce ne furent que des hommes.
Mais la détresse n’a pas de sexe. Ce serait si simple. Je reprends : Mais la détresse n’aurait pas de sexe ? Réfléchir.
Et puis. Lire, regarder, écouter, entendre, écrire, donner à voir, aboyer peut-être. Pour être un peu moins con. Lire ce qui remue et bouffe les certitudes qui nous bouffent.
Un mois que je n’ai posé de mots sur ce tanguant dazibao.
Des choses pourtant auraient justifié les bavardages, les révoltes, les étonnements qui nous font nous étonner de vivre.
Alors, histoire de s’inventer un peu de “rétro-actualité”, des histoires.
Celle-ci.
Le gars, il a 18 ans. Il s’ennuie peut-être. Ou alors il a la haine, comme on dit aujourd’hui. Mais ça s’explique comment, la haine ? Il y a mille raisons, c’est sûr, à la “haine”, mais…
Un jour, le gars qui a 18 ans et qui peut-être s’ennuie se rue, armes en bannière, il dézingue. Il tue tout ce qui bouge. On dira que c’est comme ça.
Il tue des mômes. Dix-neuf. De 9 à 11 ans. Dans une école primaire, dans le sud du Texas, à Uvalde.
Dix- neuf mômes. Et deux adultes. (La différence ?)
On est le 24 mai, il est 11.33 heures.
Il s’appelle Salvador Ramos. Tout le monde s’en fout. Sauf sans doute ceux qui sont un peu mal à l’aise, pour qui le nom est important, et lui trouvent des sonorités étrangères qui expliqueraient tant et tant de choses, ça justifierait tant et tant de replis. Pensent-ils. Tout le monde s’en fout, pas des mômes trucidés, mais du patronyme du connard
Ça vous emballe un rapport d’avoir un nom, celui d’un gars de 18 ans qui a décidé un matin de dézinguer. Surtout si on peut le supposer pas d’ici. Un latino ou, ce serait encore mieux, un black.
Tout le monde se précipite. On a un nom, on a donc un coupable. On est rassuré. Comme dans les séries télé ?
On ne se pose pas la question de comment il s’est armé pour tuer ? On ne se demande pas pourquoi ?
On trouve ça étrange mais possible.
On dit que c’est devenu comme ça maintenant.
Au passage, on ne se dit pas qu’il y a en amont des armes qui traînent, qui s’offrent, s’achètent. Qui prétendent faire la loi, et que des lois prétendent qu’on en a besoin.
Comme si tuer était une éventualité.
C’est dans cette Amérique-là aussi, mais ne crions pas haro sur le baudet, que s’érigent et deviennent lois certaines régressions.
C’est pas chez nous ? Non. Mais ça vient doucement si vite.
…
J’en termine là pour aujourd’hui de cette mini chronique de rétro- actualité.
Demain, ou bientôt, une autre préoccupation, une autre éventuelle régression. Je vous en laisse un indice :
Belle journée. Et à bientôt ?
J’ai emprunté au Canard enchaîné (édition du 01 juin 2022) le beau titre de ce billet. L’illustration signée B.S. est elle aussi empruntée à la même édition. Le Canard, je l’espère, ne m’en voudra pas.
Je me souviens, l’agenda que je ne possède pas me le rappelle.
C’était un 27 novembre, il y a dix ans. C’était à Roanne, dans le beau théâtre à l’italienne de Roanne.
L’affiche annonçait Trois poètes libertaires du XXème siècle. Il y aurait un violoncelle, un accordéon. Respectivement Grégoire Korniluk et Daniel Mille. Il était dit aussi que la voix serait celle de Jean-Louis Trintignant.
Invité par une amie qui me voulait déjà du bien, on était entrés, on n’avait pas pu s’asseoir, la petite salle rouge et or était blindée. On avait sans doute un peu craint l’inconfort, rester sur ses deux pattes, mais on était restés. C’était Trintignant tout de même !
À son tour il était entré en scène, aidé, guidé par les deux musiciens, jusqu’à la chaise qu’il ne quitterait, deux heures plus tard, que pour, appuyé sur sa canne, saluer, nous saluer, alors que c’est nous qui.
Deux heures au cours desquelles un homme, dont le besoin de consolation ne pourrait jamais être rassasié*, s’était ingénié, de talent, de sobriété, d’humanité, d’amitié, d’humilité aussi, de textes inaltérables, à nous consoler. De quoi ? nous consoler de quoi ?
De quoi donc avions-nous besoin d’être consolés ? La réponse était dans la corde qu’il avait tendue pendant ces deux heures-là entre nous et lui, faite de questions que nous nous posions sans doute mais que nous ignorions ou faisons mine d’avoir oubliées.
C’était Prévert, c’était Desnos, c’était Vian. Au service desquels s’était mis Trintignant. C’était immense, c’était somptueux, jamais tonitruant.
C’est un souvenir que je voulais partager, parce que je déteste des portraits post mortem les hagiographiques obligations.
Je vous laisse.
À bientôt ?
* Je m’empare ici du titre du sublime texte, désespéré certes, du petit grand livre de Stig Dagerman : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier”.
Ce n’est pas à proprement parler un trou de verdure. Nulle rivière ne vient y chanter. Pas de petit val qui mousse de rayons. On se promène dans une campagne, c’est tout. Ça nous arrive.
Quitte à se promener, on s’interroge aussi, vous voyez ? On se demande dans quoi on vit, ce genre de choses. Et qui on est si obligatoirement.
On est fatigué ? Pas plus que souvent, mais là, si on y pense un peu, un peu plus quand même.
On se promène, je l’ai dit. Dans la campagne, en forêt, en montagne, on s’en fout.
C’est lors des promenades que naissent les envies. On est si content d’être là qu’on s’imagine ailleurs. Mais je m’égare.
On se promène.
On se dit que oui, les rêveries. On ne sait pas trop si on y arriverait, si on en aurait les moyens. On s’en fout un peu de tout ça. On se promène, non ?
Nous vient la question de savoir quelles sont les questions que se posent ceux qui, comme nous, se promènent et ne connaissent aucune(s) réponse(s) aux questions qu’ils se posent.
Ce n’est pas rare. Nous sommes là. Sans savoir. Nous ne savons pas.
On se promène.
Et s’emballent les questions qui n’en avaient pas vraiment l’air. Et avec elles les fureurs, ou je me trompe. On respire. On tente de respirer. Ça nous semble vital. Quelque chose parfois nous en empêche. Les fureurs, peut-être.
On se promène. On se calme. Tout va bien.
Des flics, à Paris (c’est toujours à Paris, les flics ? ben non, c’est partout) ont tiré sur (et tué l’une d’entre eux) des désobéissants qui tentaient d’échapper à leur vigilance. Pas dangereux. Ils n’étaient pas dangereux. Mais qui, pour un flic, n’est pas dangereux ? L’auraient-ils été, ça aurait changé quoi ? Tu cherches à t’échapper ? À quoi tu veux échapper ? Peine de mort ! C’est écrit où ça ? Le droit a depuis longtemps une balle qui lui grandit dans le cœur.
On se promène. On tente de se calmer. Keep cool boy, comme dans West Side Story. On est toujours capable du pire, on se dit que c’est le meilleur.
Mais quand même. Il y a ces ombres.
C’est un trou de verdure.
Belle soirée à tous les absents et aux quelques autres, évidemment !
“Ils avaient tort, ceux qui pensaient qu’il avaient été assez malchanceux pour affronter deux conflits à la suite. Ce n’était pas une suite mais une continuation d’un seul et même mouvement. La mécanique était amorcée depuis trop longtemps. Cette guerre ne pouvait pas se suivre sur les cartes, avec des positions qui se gagnaient ou tombaient. Les repères géographiques n’importaient plus, l’empire de la démence se mesurait à la disparition des femmes. Menacées si elles sortaient, insultées si elles osaient seulement se montrer depuis leur balcon. Elles pouvaient être emmenées, juste parce qu’elles étaient dans la rue, parce que leur voile n’était pas assez noir, les gants pas assez mats. On ne les revoyait jamais. Combien étaient-elles, celles qu’on avait entraînées dans les voitures de la hisba* ? Les autres étaient emmurées vivantes. Les voiles s’épaississaient, leurs contours devenaient de plus en plus vagues, la voix même était proscrite. Les femmes devaient se soustraire au monde et à elles-mêmes. Sans qu’on y prenne garde, les techniques de dissuasion personnelle s’étaient muées en punition collective. Interdiction de se montrer, impossibilité de se voir. À la place, des mots empoisonnés, des fantasmes violents. Le tabou de leur humiliation était dans tous les regards. La peur des sévices derrière le mot disparition. L’ignorance sur la nature des bourreaux. De ne pas savoir de quelles mains, de quelles nationalités. Au nom de quel dieu ou sur le déshonneur de quel drapeau elles étaient sacrifiées ? Comme si le détail pouvait devenir un motif de consolation. Celles qui mouraient et dont on retrouvait les corps avaient droit à de discrètes funérailles, et il y avait celles qui en réchappaient et dont on ne voulait plus. Elles devaient supporter le silence injuste de la honte et la mort qui fermentait dans leur ventre. Asim le sentait, cette fêlure, de plus en plus profonde, s’insinuait dans ce qu’un pays avait de plus intime, dans ce que la vie avait de plus sacré.”
*Police islamique
Lecture fascinante et fascinée. Celle de ce premier roman de Julie Ruocco. Un peu moins de 300 pages exaltantes sur fond d’un sujet pas vraiment délectable : la répression dans le sang de la révolution syrienne, la folle dérive islamiste, et le basculement dans les plus noires ténèbres d’un pays qui ne demandait qu’à respirer. Mais ce fut, comme c’est si souvent le cas, son tort.
Julie Ruocco ne fait pas que narrer la guerre (ce qui semble pourtant déjà vertigineux), s’appuyant sur ses personnages, elle y réfléchit. C’est quoi au juste la guerre ? Quelle en est l’odeur ? Quels en sont les séismes ressentis au plus intime de qui s’y frotte ? À quoi servent les grands trous dans l’âme qu’elle laisse ? N’apprenons-nous décidément rien de notre Histoire ?
Rien ne nous est épargné, mais dans une écriture à ce point lumineuse, si pleine de concrète poésie, si rythmée aussi, qu’on accepte sans rechigner que nous soit détaillée l’horreur de la vérité.
Un vibrant hommage aussi (arraché à leur douleur, à leur force infinie, à leur dignité) aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.
À lire si on veut bien ne pas se bercer d’illusions.
On est au Parlement européen. Le débat porte sur la notion d’État de droit exigée par l’Union européenne. Sur la démocratie. Trois fois rien donc.
La France brille par son absence alors même qu’elle préside l’Union européenne pour encore quelques semaines. Il nous est dit que « La présidence avait indiqué au Parlement européen que, en raison de contraintes liées à son agenda, la France ne serait pas en mesure d’envoyer un représentant au débat »…
Absence décidée, c’est-à-dire tactique ? ou réelle impossibilité ? Déni sous-jacent de démocratie ? On est en droit de se poser la question.
Quoi qu’il en soit, la présidence absente d’un tel débat, ça fait tache. C’est comme un abandon, comme une lâcheté. Je me trompe ?
Peut-être les absents – la macronienne France en l’occurence, habituellement si disserte, si implacablement dogmatique dès lors qu’il s’agit de débattre du Droit, toujours si sûre d’elle quand il est question de démocratie – s’estiment-ils par essence-même, c’est-à-dire par arrogance, au-dessus du débat ?
Il aura fallu, pour qu’on s’en émeuve (mais, avouons-le, pas grandement !) que l’eurodéputée suédoise Malin Björk de Die Linke (La Gauche) ose l’ironie, le théâtre en quelque sorte, et serve de révélateur à une absence qui, même excusée par les absents eux-mêmes, n’est en aucun cas excusable.
Il y a ceci que je viens de découvrir (et lire). Ceci que les Éditions Gallimard ont l’intelligence, dans une collection appelée Tracts, d’éditer. On a le droit de s’en étonner, pas de s’en plaindre.
Moins de soixante pages, pour une mise en lumière des rapports étroits entre la politique sanitaire voulue par le gouvernement français dans la crise du Covid et l’atteinte aux libertés les plus élémentaires.
Une étude sans concession, comme il est coutume de dire, par Barbara Stiegler et François Alla.
Page d’intro :
Le 17 mars 2020, le confinement était décrété sur tout le territoirenational pour une durée indéterminée. La France, comme beaucoup d’autres pays, faisait le choix de suspendre une liberté fondamentale, celle d’aller et venir dans l’espace public, et elle le faisait au nom de la santé. Pendant les deux années qui ont suivi, le gouvernement français n’a pas cessé de justifier ce premier arbitrage. Au nom de la santé publique, il a continuellement remis en cause les libertés individuelles et collectives, en inventant sans cesse de nouvelles restrictions : port du masque obligatoire, télétravail contraint, couvre-feux, interdiction de s’assembler, fermeture des commerces et des lieux publics, mise à l’isolement, imposition d’un « pass » contraignant à la vaccination pour conserver le droit de participer à la vie sociale. Et il l’a fait en suspendant la démocratie, choisissant de remettre le destin de toute une population entre les mains d’un seul homme et de son conseil de défense.
Sans commentaire.
Barbara Stiegler est professeure en philosophie politique à l’Université Bordeaux-Montaigne. François Alla, praticien hospitalier, est professeur en santé publique.
Un matin, on se lève, pas très vaillant, j’en conviens. C’est un peu souvent comme ça. Non pas qu’on titube, n’exagérons pas, mais bon. On quitte le lit et on se trimbale, rien de plus. Il est tôt encore. Le soleil à peine pointe le bout de son nez. Plein Est.
On vaque dans l’appartement qu’on tente d’habiter. Il y a des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches, comme aurait dit qui déjà ? Et puis il y a un cœur qui ne sait plus pour quoi il bat, dès lors que les fruits, les fleurs, les feuilles et les branches…
La douche. De l’eau. Éviter la satiété. Trop précieuse. On se dit que, d’une manière ou d’une autre, il faut se limiter. On regarde ce matin le jet d’eau autrement. (on s’interroge sur le sens du mot trésor) On se prend à accélérer le mouvement. On fait vite, mais c’est plutôt bien.
Je dis on fait vite, mais non, on fait bref. On prend son temps par ailleurs, mais c’est un autre temps, fait d’autre chose, fait autrement. L’urgence n’est plus la même, qui bouleverse nos obsessions. Des obsessions moins égoïstes ? En tous cas, plus saines. Économiser les biens qui nous sont donnés. L’eau, tout ça.
Un ami me disait un soir où on n’avait plus rien à perdre (on s’était dit déjà les mille choses qui ne servent à rien sinon à un peu se réchauffer) : un homme qui n’a plus faim ou soif devient crétin. Je me suis brièvement demandé si ce ne serait pas bien d’avoir soif et faim. Ou s’il ne fallait pas devenir Africain. Provocation ? Tentation nihiliste ? Envie, surtout, de ne pas me contenter. Au risque de la honte ? Pas de réponse. Silence.
Donc, la douche. Sortir de la douche. Éviter le miroir.
On allume la radio (j’écoute encore la radio, vous dire ma déliquescence !) Des nouvelles qui ne servent à rien. Plus personne ne croit ce qui est dit à la radio. Aujourd’hui, c’est la téloche qui prétendument dit les vérités à vingt heures. Plus certainement (et plus fallacieusement encore), les bibles hystériques des réseaux sots. Les vérités, faut dire, ne sont pas très à la mode. Réfléchir ? Pas dans l’air du temps non plus. Il nous est suggéré d’éviter. On pense pour vous, merde !
Là, ce matin, au sortir de la douche, avant le p’tit déj, café équitable, après l’annonce de la mort de Régine (tremblement de terre culturel à la une quand même !) on apprend (faits divers) que l’Inde, sous 50 degrés, dégouline de la transpiration de ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir la clim (devinez qui) et qui souffrent, souffriront et mourront dans pas trop longtemps. La radio n’est pas là pour nous faire réfléchir ! Elle ne nous dit pas que les femmes et les hommes qui meurent là sont “distraitement” assassinés. Son problème n’est pas là. Elle veut qu’on sache, c’est tout. Point-barre.
On nous informe, on n’analyse pas, on cite, on répète, on déclare. Vous comprenez ? Elle est là pour sa petite musique de bonne conscience et d’ennui, la radio, avec ses airs de vous à moi.
Régiiiiiine !
Je dis “la radio”, mais je pense “cette radio-là”. On pourrait en imaginer une autre, mais non. Régine est morte donc. Elle avait quatre-vingt-douze ans. C’est un peu dans l’ordre des choses, non ? Mais non ! c’est une info ! On pleure ? On a le droit, bien sûr de pleurer. Vous n’allez quand même pas nous empêcher de pleurer!
Mais ces Indiens qui seront sans doute encore de jeunes enfants quand les canicules dont l’homme est responsable les étoufferont, c’est l’ordre des choses ? dites-moi. On aurait pu en faire un sujet à la radio. Je me trompe ? Le sujet n’est pas là. Il n’intéresse pas la radio. Ça risquerait de nous révolter, tous ces indiens sacrifiés sur l’autel d’un capitalisme qui, l’heure venue, saura se protéger. La question ne se pose pas non plus de savoir si on les pleurera.
Car oui, les riches, et ceux qui veulent l’être à tout prix, s(er)ont à l’abri. Ils pourront continuer à prétendre faire ruisseler sur les pauvres leurs richesses, comme l’affirment de cyniques théories néo-capitalistes, afin d’améliorer les conditions de vie des démunis. Un mensonge permanent censé justifier toutes les inégalités du monde. En polluant encore et encore ? En engageant chaque jour plus d’esclaves à la mode nouveau monde ?
Les injustices ne manquent pas de ressources. Tout va bien.
Et, merde ! a-t-on encore en nous les moyens de nous révolter pour d’autres ?
Régiiiiiine !
Un matin, on se lève, on allume la radio. Dans l’appartement, il y a des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches. On croit que ça nous est dû.
Et puis il y a un cœur qui ne sait plus ni pourquoi ni pour quoi il bat, dès lors que les fruits, les fleurs, les feuilles et les branches…
Bon, je vous laisse. Je suis fatigué. Belle soirée à vous !
C’est donc une femme. Noire et escarpins blancs. Qui marche, décidée. C’est une fierté qui semble n’avoir pas de doutes. Détail : elle est nue. Une longue étole, c’est tout. Sur les épaules. Autre détail : c’est dans une rue de New York. Elle traverse la rue. Rien d’autre que son trajet n’existe. Callipyge noire aux blancs talons.
On se dit : Dieu, qu’elle est belle ! Dieu, que c’est beau ! On voit le trajet, on voit le parcours. En voit-on autre chose que la folle beauté ?
C’est une révolte. C’est toujours à la fois beau et belle une révolte ! Il y aurait tant et tant à dire de l’esthétique des révoltes. Ce n’est pas ici le sujet. Ce sera pour une autre fois.
On en restera là de la description. L’important ici est ailleurs. Et il est important.
Nona Faustine est photographe. Elle parcourt les États-Unis. Elle s’y photographie, presque toujours nue. Ah bon ? Mais jamais n’importe où, jamais n’importe comment, jamais pour n’importe quoi. Le hasard, ici, n’existe pas. La sincérité ne connaît jamais de hasard (ou alors, c’est tellement beau).
Elle affiche sa vérité (qui n’est rien d’autre que celle qu’on n’entend pas), celle des femmes, celle des femmes noires, celle sans doute aussi des hommes et des femmes, blancs ou noirs, qui veulent ouvrir les yeux. Ici, c’est principalement celle de ceux qui ont connu, même de très loin (mais c’est toujours trop près), la servitude des muscles et d‘un droit qui n’aurait dû avoir aucun droit, le code noir de l’esclavagisme.
Elle s’affiche nue, et elle affirme qu’elle n’a nul besoin d’autre chose que ce qu’elle est pour imposer aux hommes et au monde sa réalité.
Nona Faustine est photographe. Et pas des moindres. Elle se photographie, nue le plus souvent donc, dans des lieux emblématiques de l’ignominie raciste, histoire, sans doute, de se montrer telle que nous sommes, face au mensonge des discriminations. Résistante. Je suis telle, crie-t-elle. Et sans doute aussi tant pis pour vous.
Ses « autoportraits », elle les fait dans ces lieux qui n’en finiront jamais de respirer les relents de la lutte des droits de ce qu’on appelle, (parce qu’on est pauvres et un peu crétins, et un peu dépourvus de langage, et un peu étriqués du ciboulot) les noirs.
Noire, elle l’est, Nona Faustine. On ne fera pas mine de ne pas le savoir. Et, qu’on s’en fiche ou qu’on adore on aura toujours tort. Elle est cette femme qu’aucune autre femme ne pourrait remplacer. Son cri, sa détermination, en revanche…
Noire aux souliers blanc. Deux blanches pour une noire.
On peut découvrir ou retrouver les photos de Nona Faustine dans le livre qui leur est consacré : “White Shoes” de Nona Faustine (Editions Mack, 117 pages)
Passage de relais. Moi est un autre qui est toujours hélas le même, et qui prend aujourd’hui le relais de ce moi d’hier un chouya fatigué, mais ça passera.
Envie, tout simplement, d’écrire, après un an de silence, un nouveau chapitre de ce blog que personne ne suit, mais ça ira mieux demain, n’en doutons pas.
On n’évitera pas les éventuelles palabres, fussent-elles solitaires. Ainsi va le monde et les déceptions qu’il génère.
On n’évitera pas les colères, même approximatives. Et c’est très bien. Quitter le ventre mou n’a jamais fait de mal à personne. Sauf évidemment au ventre dont il est question.
On n’ira pas s’aventurer dans les confins glauques des exclusions, vous voyez ? On tentera d’être courageux. D’éviter les délires d’estomacs haineux, c’est possible. (Je rêve ? Je rêve). Enfin, je dis ça…
Nouveau blog, donc, mais dans la même enveloppe.
Tous les posts passés, je les revendique. Ils subsisteront, hors, bien malgré moi, quelques liens vers des références mortes depuis.
Nouveau blog, donc, mais dans la continuité du précédent. Un nouveau nom, une adresse inchangée, Les mêmes émois. On fera mieux.
M’accompagne toujours, dans cette petite aventure, Étienne qui nous permet l’accès aux sons et vidéos.
Je ne vous dis pas merci de nous suivre, je vous suggère de nous suivre.
Lundi. Mais ce n’est pas tout. On se demande dans quel vin encore mettre son eau. Pas envie d’accepter. Désobéir est la respiration à laquelle, bien sûr, on aspire. Comment, du reste, obéir ? À quoi, et pour quelle raison ? Et pourtant, ça se fait. La servitude est la honte la plus généralement convoitée…
Par lâcheté, par oubli, par facilité. Ou alors, par ennui?
Suite et fin de notre récit anonyme (11/11).
Bonne lecture à vous.
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
11 (et fin.)
Le métier de facteur, c’est celui que j’exerce. Mais je crois que ces questions se retrouvent dans pas mal de métiers, qui sont de moins en moins des « métiers », et de plus en plus des « tafs », des « jobs », des activités dont on sent bien qu’elles nous sont extérieures et dans lesquelles il est compliqué (voire peu souhaitable) d’y mettre du sien. Et moi-même je mets cette distance en refusant de rentrer dans cette boîte, et d’y signer un CDI. Au point que je ne suis même pas sûr d’avoir vraiment un métier, tiraillé que je suis entre mille passions.
Préserver une société du travail humain me semble primordial, parce que ce n’est pas la même chose qu’une société du travail mécanique. Mais ça ne suffit pas. On a laissé le travail prendre une drôle de place dans nos vies, une place centrale qui écrase toutes les autres activités. Le travail salarié, c’est cette contrainte qui fatigue les corps et pèse sur les esprits, et nous empêche d’inventer d’autres mondes. Jusqu’à quand ?
Merci aux éditions Le monde à l’envers qui autorisent et encouragent même la reproduction de ce texte.
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
10.
Aux temps jadis, les ouvriers livrèrent une belle et grande bataille, la bataille d’un siècle. La révolte luddite s’est livrée de 1770 à 1870 environ. Les tisserands viennois qui jetaient les métiers à tisser mécaniques dans le Rhône en 1820, les typographes qui opposaient une résistance farouche à la volonté des patrons de comprendre comment ils bossaient. Dans toute l’Europe, pendant un siècle, ouvriers et artisans ont lutté par milliers pour préserver leur autonomie contre le pouvoir des techniciens : le capitalisme industriel naissant voulait transformer les paysans en ouvriers, puis enfermer les ouvriers qui travaillaient à façon dans les fabriques et les usines. Le travail, qui constituait la vie des paysans et des artisans, était jusqu’alors enchâssé dans une vie sociale plus large; avec l’usine, le travail s’est séparé des autres activités : dès lors, le prolétariat va bosser à l’usine, et la rétribution qu’il en retire est pécuniaire. Le travail s’autonomise des autres activités, et les communautés humaines perdent leur autonomie pour les décisions collectives. C’est contre cette perte que les luddites combattaient.
Perdue, la bataille. Refoulée des mémoires. Oubliée. Escamotée. Enterrée. Tabou. Secret ! Verboten ! On n’y touche pas sinon tout saute. On prétend même ne pas l’avoir perdue, qu’il n’y a pas eu de bataille et que les ouvriers ont toujours rêvé d’iPhones, de téléphones portables, de TTF, de TPD+, de DOTC, et que l’Innovation c’est le sens de l’Histoire. On se fait croire beaucoup de choses pour oublier une défaite.
Depuis, le mouvement ouvrier se bat sur le terrain syndical : temps de travail, rémunération, avantages sociaux, FO (le syndicat qu’il vous faut). Depuis, il prétend que peu importent les moyens de production, l’important c’est à qui ils appartiennent. On gagnerait pourtant à étudier l’Histoire et à se remettre à rêver collectivement. À tisser ensemble la critique de la propriété des moyens de production et la critique des moyens de production eux-mêmes. La lutte pour la répartition des richesses et la lutte pour la qualité des richesses produites. Parce que si, comme les syndicats, on se bagarre juste sur la répartition des gains de productivité de l’automation, on reproduit les erreurs du mouvement ouvrier, qui a choisi l’intégration au capitalisme. Alors je m’intéresse au passé, parce que je rêve d’un autre futur.
Est-ce la même chose d’être facteur que d’être un opérateur de l’Usine La Poste, distribuant le courrier préparé par des machines, dans un lointain centre de tri, pardon, une Plate-forme Industrielle Courrier (PIC) ? Pour se battre « contre la casse du métier de facteur » (le mot d’ordre des syndicats), encore faut-il avoir un « métier » à défendre, et pas seulement un « taf ». Le facteur, c’est quelqu’un qui connaît les gens par leur nom, qui rend des services. C’est important d’être en contact avec les collègues, et avec les usagers. On ne veut pas être de simples distributeurs de pub mais connaître les tournées et les gens. Tout simplement : on veut continuer à exercer un métier utile qui repose sur la parole. On veut continuer à bourdonner. Si on veut bien que les machines nous simplifient la vie, on ne veut pas devenir leurs esclaves. Dans une organisation du travail sur laquelle les salariés n’ont aucune prise (à La Poste, comme dans toute entreprise capitaliste), les innovations technologiques sont globalement tournées contre les salariés.
Robotiser, automatiser, informatiser, c’est considérer les activités productives comme une corvée, vouloir s’en débarrasser en réduisant la quantité de travail nécessaire. Or, ne serait-il pas plus logique d’admettre que certains métiers sont nécessaires (oui, on veut recevoir notre courrier tous les jours, quel qu’il soit) et que pour les exercer on peut les inscrire dans d’autres choses afin qu’ils ne soient pas vécus comme des corvées ? Quand on voit le sens de son travail, qu’on trouve le moyen de s’y impliquer, d’y mettre de soi, c’est ça qui le rend supportable. Et je dis que le métier de facteur fait partie de ces activités qu’il faut conserver, donc qu’il faut rendre supportables. Qu’il faut enchâsser dans le social.
De la privatisation et de l’automatisation, du mouvement du Capital et de celui de la Technologie, je ne sais pas lequel est l’œuf et lequel est la poule. Mais on ne peut pas faire comme si l’un des deux n’avait aucune importance – en particulier si on se veut « révolutionnaire » ou « anticapitaliste ».
Je vous abandonne lâchement. Quelquesoccupations m’éloignent du clavier azerty…
Seuls répondront présents les antépénultième (aujourd’hui) et pénultième (demain, dimanche) “numéros” de notre postal feuilleton.
Bonne lecture à vous !
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
9.
Claire avait un si beau sourire et une santé en acier. Lise était une cheffe compétente et détestée. « Gros Tas » était un chef incompétent et détesté. Paul chantait les chansons de Johnny sans connaître les paroles. Fred était désinvolte dans son traitement du courrier parce qu’ « on s’en fout, c’est que de la pub ». Michelle était gentille par devant et langue de vipère par derrière. Jean, délégué syndical, avait disparu en devenant permanent syndical. Édouard proposait toujours de remplacer les collègues grévistes. Astrid faisait les collectes en CDD et voulait devenir infirmière. Marlène ne voulait jamais qu’on dise de gros mots parce que ça plaisait pas au Bon Dieu. Thomas avait toujours bien fait son travail jusqu’à ce qu’on lui rallonge sa tournée d’une heure et demie et, depuis, déprimait sévèrement. Joëlle était très pro et bossait à mi-temps. Alexandra faisait des remplacements et riait tout le temps. Rémi avait été promu conseiller financier. Camille parlait tout le temps d’écologie et n’arrivait pas à boucler les fins de mois avec ses deux gamins. Jo ne savait plus s’il était un ouvrier avec des goûts culturels d’intellectuel ou un intellectuel en immersion en milieu ouvrier. Noéline s’était battue jusqu’à en pleurer pour être embauchée en CDI. Tony attendait la retraite en fumant des Gauloises. Max concevait des logiciels pour améliorer son taf pendant ses jours de repos. Léa était perpétuellement charriée par ses collègues à propos de son copain, parce que tous rêvaient de la séduire. William, très sympa mais complètement blasé. Georges, imbuvable. Pierre, trente ans de boîte et toujours aussi lent.
On prend conscience de ce besoin qu’on a du ciel (je ne parle pas de celui des béatitudes !) C’est à chaque fin d’hiver un mantra : “Que revienne la lumière !” Et on a peur, avouons, qu’elle ne revienne pas. La chaleur, n’en parlons pas.
On a en fait une profonde inconscience (en même temps que son inverse ?) de cette nécessité chaque année recommencée de reprendre contact, à ce moment-ci précisément des saisons, avec un rythme qui serait celui de la nature. Même les brutes se mettent à rêver de coquelicots. Mais. Il suffit de trois fois rien, hélas, de quelques semaines peut-être, pour l’oublier. L’année prochaine nous rappellera à l’ordre. Mais quoi ?
C’est que les temps se pressent de toutes parts pour nous “aménager” des avenirs qui n’en sont pas ou presque plus…
Dans les oreilles, ce matin : “God bless the child” (Billie Holiday). Pourquoi pas ? C’est, sous la douche, l’effet Rachmaninoff… Un peu évident, un peu gros. C’est vrai. Pourquoi pas ?
On continue. Suite de notre récit anonyme (8/11).
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
8.
Un moment d’attention s’il vous plaît. Problème d’arithmétique. Sachant que les entreprises et les administrations génèrent 90% du courrier et que les lettres des particuliers aux entreprises et aux administrations représentent 6% du trafic, combien de lettres d’amour le facteur distribue-t-il chaque jour ?
Je vous donne la réponse, tirée des statistiques de La Poste : le courrier inter-particulier représente moins de 4% du trafic.
Traduction : quand le facteur s’approche de la boîte aux lettres, ce n’est pas pour y déposer d’exotiques cartes postales, mais plus probablement le relevé de compte ou l’avis d’échéance. Nous vivons dans le mythe du facteur qui transporte du courrier manuscrit, mais dans la réalité la majorité du courrier est envoyé automatiquement par les machines des administrations et des entreprises. Et c’est pour cette raison que La Poste arrive si bien à le mécaniser.
Oublions l’arithmétique et rêvons un peu. Quand votre esprit vagabonde, à quoi songez-vous ? Moi il m’arrive de rêver d’une société où les êtres humains se seraient émancipés du joug du capitalisme, où les banques, les entreprises et les administrations n’auraient plus leur place. Problème onirique : dans une telle société, où il n’y aurait plus ni publicités ni factures, s’enverrait-on encore autant de lettres ? Si la réponse est oui, lesquelles ? Et pour dire quoi ? Si la réponse est non, le retour au Grand Service Postal de Papa et au facteur de Tati – qui me semble être la réponse des syndicats à la privatisation – a-t-il un sens ?
En fait, il y a bien un problème, mais il n’est ni arithmétique ni onirique. Problème politique : quand d’un bout à l’autre de la chaine tout est mécanisé, les êtres humains sont-ils condamnés à devenir des maillons; des variables d’ajustement; des citrons pressés ?
À La Poste comme ailleurs, entre le marteau des privatisations et l’enclume de l’informatisation, quelle place reste-t-il à notre humanité martelée ?
Je vais me faire discret, me cacher derrière notre feuilleton quotidien dont il ne restera, après celle-ci, que quatre occurrences…
Bonne lecture à vous !
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
7.
« Moi, je signerai jamais de CDI ! » Lionel, des années dans la dèche à Paris et à Grenoble avant d’embaucher à La Poste en même temps que moi, il y a quatre ans. Un peu zonard, un peu fêtard, son parcours ne l’avait pas préparé à ça, mais il avait finalement signé un CDI, tandis que moi je refusais. Depuis, il s’est syndiqué à FO, et s’est fait élire délégué du personnel. Des choix individuels que je n’ai pas faits, restant en CDD, m’estimant incapable de travailler à temps plein et de penser à mon boulot dans mon temps libre. « Tu as choisi la liberté », m’avait dit un jour le chef du bureau.
Lionel, je le croise à la gare. Il travaille seulement l’après-midi en ce moment, et moi, aujourd’hui je ne travaille pas. On décide d’aller manger à la cantine. Le problème, me dit-il, c’est que les gains de productivité produits par les machines ne vont pas au bon endroit. Les machines, ce serait pas mal si c’était pas pour casser l’emploi. Mais alors là, je ne comprends plus. Dans une organisation capitaliste, à quoi peuvent bien servir les machines si ce n’est pas à casser l’emploi ? Il y a des gens qui sont payés pour les concevoir et les fabriquer, à la Direction Nationale de la Recherche Technologique. C’est que La Poste espère augmenter la productivité et se rattraper sur la masse salariale, non ? Dans l’absolu, ça pourrait être pour améliorer les conditions de travail, mais en réalité c’est pour remplacer du travail humain par du travail mécanique. En priorité les tâches simples. Ça s’appelle « déqualifier le travail ». Quand un métier auparavant complexe est décomposé par les services techniques de l’entreprise, qui analysent chaque détail de chaque geste, et qu’à la fin on crée de nouvelles positions de travail qui rationalisent l’ancien métier. Tout le savoir ouvrier autonome a été digéré par l’organisation du travail, et c’est le technicien qui apprend à l’ouvrier à faire son boulot. Bien souvent ça passe, parce qu’on a mis un nouveau salarié à la place de l’ancien, qui n’a pas connu « avant ».
Alors Lionel, voilà ce que je te réponds : oui, il y a un problème avec la répartition des « gains de productivité ». Mais il y a aussi un problème avec comment la machine transforme le métier, car nous ne sommes pas dans l’absolu, mais dans la réalité. Quand ton métier c’est de distribuer du courrier trié par une machine, ce n’est pas le même métier que de distribuer le courrier que tu as toi-même trié. Ça y ressemble. Surtout au début, ça y ressemble, et puis il ne faut pas se mentir, quand le TDP+ est arrivé c’était vraiment classe. Ça fait moins de taf, tout bénef’ ! Ensuite ça y ressemble de moins en moins, et à un moment on se rend compte qu’on est devenu un assistant des machines, qui reste là pour faire les tâches trop compliquées, pour réparer les machines, et pour répondre aux questions des usagers (qui se sont eux-mêmes transformés en clients).
Quand cela finira-t-il ? Se demande-t-on. Parfois nous vient la conscience (ou alors c’est la crainte) de n’être rien. Ou alors des jouets. Mais très vite on efface de nous cette pensée. Trop défaitiste. Se comporter en homme, merde ! Se dit-on peut-être.
On regarde le ciel. Pas si triste que ça aujourd’hui. Et on espère que ça suffira.
Là, j’écoute John Coltrane. Vous devriez en faire autant. Mais pour l’heure : Suite de notre récit anonyme (6/11). Vous voulez bien ? Voilà :
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
6.
DSEM, Direction du Support Et de la Maintenance; DSIIC, Direction du Système d’Information et de l’Informatique du Courrier; DTC, Direction Technique du Courrier; DTC/DPR, Direction du Pilotage et des Ressources; DTC/DAOP, Direction de l’Assistance aux Organisations de la Production; DTC/DSCN, Direction des Solutions Clients et de la Normalisation du courrier; DTC/DMOE, Direction de la Maintenance et l’Optimisation des Équipements; DTC/D2IS, Direction du Déploiement de l’Immobilier, des Infrastructures et du Support; DTC/DMRE, Direction de Matériel Roulant et des Équipements de distribution; DOTC, Direction Opérationnelle Territoriale Courrier; CTC, Centre de Traitement du Courrier; PIC, Plate-forme Industrielle du Courrier; PPDC, Plate-forme de Préparation et de Distribution du Courrier; PDC, Plate-forme de Distribution du Courrier; AMI, Antenne de Maintenance Industrielle; MTI, Machine de Tri Industriel; MTP, Machine de Tri Préparatoire; TTF, Machine Tri Tournée Facteur; RTI, Responsable Technique et Informatique; GZI, Gestionnaire de Zone Immobilière; AT, Animateur Technique; TM, Technicien de Maintenance; AM, Agent de Maintenance; PFT, Performance des Fonctions Transverses; CQC, Cap Qualité Courrier; SI, Système d’Information; TAE, Traitement Automatisé de l’Enveloppe; OPTIMUM, Organisation du Poste de Travail Industriel et Maîtrise de l’Utilisation des Machines; TCD, Tri Complet Distribution; COLOSI, COrrespondant LOcal Système d’Information; BRASMA, Bonjour Regard Attention Sourire Merci Au revoir.
Mardi. Rien. Ou alors, de ces sortes de choses qu’on n’arrive pas à définir, qu’on ne parvient pas à faire siennes, ou qu’on inventerait volontiers.
Rien, disais-je. Mais on sent bien que prendre la peine d’écrire “Rien” suppose l’envie de dire quelque chose… Dès lors…
Dès lors, Vladimir et Estragon attendent Godot. On ne sait qui ou ce qu’est Godot.
Ils attendent, attendent encore. S’ennuient sans doute. Parlent ou ne se parlent pas. Font l’expérience du vide. Godot (God ?) ne vient pas. On apprend qu’il ne viendra jamais. Ne restera qu’une interrogation.
Vous voyez ?
En attendant, la suite de notre récit anonyme (5/11)
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
5.
« Et alors, cette machine, elle te fait le boulot de cinquante bonshommes ! » À la cantine avec Léa. La fatigue nous tombait sur la gueule, mais ça nous a fait du bien de manger après six heures de boulot à fond la caisse. Le type qui est venu s’asseoir à côté de nous, c’est un facteur aussi, mais on ne le connaissait pas, juste de vue : il bosse dans un autre bureau. On a un peu discuté et dans la conversation, il nous a parlé de la « TTF », une machine incroyable. C’est la « trieuse par tournée de facteur ». Elle trie cinquante tournées à la fois. Elle met les lettres dans l’ordre, elle regarde si les gens ont déménagé et elle enlève les réexpéditions. Quand le facteur arrive, il n’a plus qu’à prendre le courrier dans chaque case et l’emmener en tournée, dans l’ordre. On gagne la moitié du temps sur l’ancienne journée du facteur.
TTF, TPD+, machines de tri : on remplace du travail humain par du travail mécanique. Et alors, me direz-vous ? Ça doit pas être bien épanouissant de trier des lettres devant un casier en métal. Oui, c’est vrai. Et c’est pas vrai.
C’est vrai parce que des fois, toutes ces factures et ces publicités envoyées par des inconnus à d’autres inconnus, on n’en a rien à secouer et qu’on préférerait aller se recoucher. Parce que les collègues sont fatigants avec leurs blagues nulles. Parce qu’on fait un peu un travail de robots.
Et c’est pas vrai, parce que c’est là où on bosse, où on a des collègues, où on rencontre des gens. Parce que tous ces moments où on fait des choses répétitives, on en profite pour discuter. C’est pas vrai parce que de temps en temps on sauve une carte postale mal adressée. Parce qu’un facteur qui trie sa tournée avant de la distribuer, c’est pas la même chose qu’un intérimaire qui distribue des sacs pré-triés par une machine. Franchement, moi j’en ai distribué, des tournées préparées en partie par des collègues qui étaient venus m’aider. Et bien, on est vite paumé, c’est la surprise perpétuelle, et pas toujours agréable : Sandra groupe les lettres par rue, Jeremy par panneau de boîtes aux lettres. Roger fait des marques au stylo sur les enveloppes. Marlène met les grosses enveloppes dessus, Michèle dessous, alors que moi j’ai l’habitude de les classer par nom. Alors quand trois collègues différents viennent m’aider à préparer mes liasses de courrier sur une tournée que je ne connais pas, c’est chaotique !
C’est pas vrai, finalement, parce qu’on est humain et qu’on a besoin de s’impliquer dans notre travail pour le supporter. Elle est belle l’utopie de déléguer tout ce qui est pénible à des machines. Mais enfin, le jour où les machines feront le tri des lettres, distribueront le courrier les jours où il fait froid, torcheront les gosses, feront la bouffe les jours où on est fatigués; le jour où on pourra se téléphoner d’un point à un autre au lieu de voyager; le jour où on pourra communiquer parfaitement avec les autres, 24h/24, au lieu de penser toute la nuit à ce qu’on leur dira demain; le jour où les machines assureront le quotidien, je crois bien que la vie n’aura plus exactement la même saveur.
En sortant de la cantine, on en recause, avec Léa. Elle me dit que quand même, c’est bien pratique le TPD+, et que c’est vraiment du boulot de con de trier le courrier, vraiment sans intérêt, qu’il y a des collègues qui ont des problèmes d’articulation au coude à force de trier, et que si des machines, TTF ou autres, peuvent faire ce boulot, c’est tant mieux. Et moi je dis qu’il ne faut pas laisser les automates prendre le travail des humains, et que si on en est là c’est qu’on s’est déjà laissé imposer un travail de robots. Quand on vit dans une société déshumanisée, tôt ou tard on est remplacé par des machines.
Lundi. 08 mars. Vingt-quatre heures au cours desquelles on feratout pour faire croire que la société patriarcale n’est plus ce qu’elle était; qu’aujourd’hui les femmesont les mêmes droits que les hommes. La preuve : la Journée internationale des droits des femmes a été créée pour les “honorer”, pour fêter leurs victoires et leurs acquis. Comme si une journée par an pouvait changer les choses. On ferait tous les ans 365 “Journée Internationale des droits de femmes » que ça ne signifierait toujours rien ! Tant que les mentalités n’auront pas changé. Mais ça… Effacer deux millénaires, ça ne se fait pas en deux coups de cuiller à pot.
Voilà pouraujourd’hui.
On continue ? On continue. Suite de notre récit anonyme (4/11)
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
4.
Les abeilles butinent et la ruche bourdonne. Il faut ramasser, vite tout ramasser, et tout ranger dans les alvéoles. Ramasser le courrier du TG, le classer dans les cases de sa tournée. Chaque abeille fait son miel à sa vitesse, mais le bourdonnement est incessant, les vannes fusent, les discussions s’enchaînent. On bourdonne beaucoup à La Poste, et ça change d’autres boulots que j’ai pu faire où on ne discutait pas, pas du tout. La discussion fait partie du boulot de ces abeilles bleues et jaunes, discussion avec les collègues de bureau, discussion avec les usagers dans la rue. Le facteur, on lui cause, c’est comme ça. Ses petites vieilles l’attendent pour lui parler. S’il n’était pas là, parleraient-elles encore à quelqu’un ?
C’est un fait : à La Poste on bourdonne beaucoup, et on est là pour ça. On bourdonne avec le chef pour qu’il répare le vélo crevé, on bourdonne avec les collègues autour de la machine à café. On bourdonne pour rendre du courrier mal trié. On bourdonne au collègue qui a son casier juste en face de notre nez. On bourdonne parce qu’il fait froid. Ou trop chaud. On bourdonne encore pour demander des explications sur les réformes bureaucratiques incompréhensibles. On bourdonne parce qu’il y a toujours des problèmes et des imprévus. On bourdonne parce qu’on est ensemble.
Mes excuses aux muets, mais pour moi le métier de facteur est un métier de paroles autant que de gestes. Que seraient les abeilles sans leur bourdonnement ?
C’est dimanche aujourd’hui. Mozart. Concerto 23 pour piano. Maurizio Pollini. Karl Bohm. Ça fait un bien fou.Le mouvement lent surtout. Joué si lentement.
Douche. Bruit de la douche qui interdit que Mozart encore…
Silence perturbé. Puis. Cette réflexion après avoir entendu les ‘flash infos” à la radio:
Ce (ou cette) Covid fait transpirer de nous tout notre égocentrisme. Tout arrimésque nous sommes aux seules infos qui directement nous concernent (et qui ne sont le plus souvent que de ternes statistiques à partager autour de la machine à café), nous acceptons sans renâcler l’idée que le monde, là où son cœur bat encore, n’est que celui, ne peut être que celui, dans lequel, géographiquement, socialement, culturellement, nous vivons.
Les Migrants ? On n’en parle soudain (depuis un an quand même) quasiment plus ! Ils faisaient la une de tous les journaux ! Ils ont disparu ?À votre avis ? Non ! Comment font-ils face à cette supplémentaire détresse qu’est cette pandémie ? Comment peut-on continuer à les aider ? Ça arracherait la gueule des “rédactions” de nous en parler ? Pas vendeur ? Non, pas vendeur. Mais surtout “Hors préoccupations”. C’est dire.
La journée commence mal. Même si Mozart…
On continuemalgré tout ? On continue. La suite de notre récit anonyme (3/11)
LA MÉCANIQUE DES LETTRES un homme de lettres anonyme.
3.
La Poste, un service public qui marche bien. Le courrier arrive à temps, des fois les colis se perdent (mais pas souvent), les timbres sont à un prix raisonnable, le facteur passe tous les jours, en général il connaît les gens, on peut discuter, etc. Mais… Mais. Il y a deux ans, en Une du journal : « La Poste remplacera un départ à la retraite sur trois. Dans les prochaines années, il y aura 4000 embauches pour 12000 départs à la retraite. » L’époque est aux privatisations : couper en morceaux les entreprises publiques et vendre les parties bénéficiaires au secteur privé. Au prix souvent, d’une dégradation de la qualité de service et de nombreux drames humains.
Octobre 2010, le gouvernement annonce le changement de statut de La Poste : de service public, elle devient une entreprise à capital majoritairement détenu par l’État. Postiers, militants de gauche, maires de petites communes, syndicalistes, tout le monde se mobilise pour organiser un référendum symbolique pour protester contre cette étape de la privatisation. Un an avant déjà, il y a eu un mouvement de grève national. Mal préparé par les syndicats, les postiers ne l’ont guère suivi. Dans mon bureau on était dégoûtés : ça avait bien pris dans le département. Dans le bureau, même les CDD étaient en grève, au grand dam de nos chefs (« Quand même, c’est pas pour ça qu’on les a embauchés, tu comprends. »), on était prêts à continuer, mais au niveau national ça n’avait pas suivi, alors après quelques jours, même les acharnés ont repris le boulot, la tête basse, sachant que la bataille était perdue.
C’est pourtant une belle connerie que de laisser se privatiser cette belle institution (et je ne suis pas enclin à dire du bien de beaucoup d’institutions).