Il y a cette mémoire-là qui,
outre l’immédiate, outre celle de fonctionnement,
nous sert à ne pas nous rappeler, à oublier,
disent certains spécialistes.

On aimerait qu’ils aient raison.
Et puis non.

Une mémoire pour oublier, ce ne serait pas banal,
ce serait presque confortable,
mais oublier ce que nous vivons,
ou ce qui “se passe”, comme on dit,
c’est une autre paire de manches.

Le matin, je me lève.
Infos.
Elles tentent d’effacer mes cauchemars.

En même temps,
me sont annoncées sur un ton de clip publicitaire,
parce que je le vaux bien,
les pires horreurs,
ça tonne, ça hurle, ça meurt, ça blesse et déchire.

Et des chiffres censés déterminants,
parce que mille morts c’est quand même plus d’info que trente-trois…
Alors trois mille, quatre, cinq…
ça hurle de douleur, ça étouffe d’injustice, ça décapite parfois.
Mais je devrais oublier.
Parce que l’info suivante est là
qui dit que, qui dit qui, qui dit quoi,
qui ne dit rien d’autre
que je dois oublier ce qui me tord les boyaux le matin au lever.

Il y a cette mémoire-là qui,
outre l’immédiate, outre celle de fonctionnement,
nous sert à ne pas nous rappeler, à oublier.

Le scandale, il est là :
on a encore des matins, même les infos ne nous les ont pas tués.
On se lève encore (enfin, couci-couça…).
On se dit qu’on a cette obligation de vivre.
On est des salauds qui ne cherchons qu’à ne pas être concernés.
Ou pas à ce point que.
On a cette petite vie qui ne fait de mal à personne et qu’on ne doit qu’à soi.
Ça ne mérite pas des bombardements.

Rien ne mérite des bombardements.

C’est dans ces matins-là, au moment du lever,
qu’on a le plus la conscience d’étouffer
le cri qu’on devrait pousser.

Je dis ça, mais non.
On se lève.
Et les infos, passées à autre chose,
nous parlent
de la mémoire de l’oubli.

On embrasse au passage un enfant,
on lui dit que tout va bien,
que tout ira bien,
à ce soir, petite chérie.

Et le soir, on rentre.

À la télé, les infos.
Qui nous disent d’oublier.