Quitter là où on ne se sent plus si bien qu’on aimerait.
C’est toujours comme ça, quitter.
Se le rappeler pour une prochaine fois.

Restent là quelques sourires, ce serait bien d’y croire.
Prendre congé comme on dit.
(se rappeler cette amie qui avait inventé le verbe conger).

Il fait une nuit prématurée.
Janvier encore. À sa limite, dans ses derniers retranchements.
Le ciel lambine à exclure,
nuages convoqués,
une lune qui ne s’en laisse pas conter.

Se dire que c’est étrange une lune.
Qu’on aimerait la partager.
En même temps, se souvenir que partager
n’est pas toujours compris comme on aimerait.
Du reste, la lune appartient – c’est dit – aux Américains.
Ne pas avoir envie de partager la lune.
Ni avec les Américains.
On ne partage pas ce qui appartient à tout le monde,
encore moins ce qui n’appartient pas.

Se mettre en marche vers le petit appartement
dans lequel nous attendent des habitudes
auxquelles tous les jours on répète
qu’il est grand temps qu’elles fichent le camp.
Dire adios à l’ordi sur le petit bureau près de le fenêtre,
à la non-écriture en même temps.
Dire adios à la bibliothèque rangée,
ne garder que les livres non lus – et encore ! momentanément.
Adios aux cd pas encore épuisés qu’on croit connaître par cœur
(et pourtant, John Coltrane, des centaines d’autres…)
Ne pas dire adios aux plantes, trouver des familles d’accueil.
Si on a un chat, le garder à tout prix avec soi près de soi.
Ne pas oublier qu’il peut ne pas vous aimer.

Regarder claudiquer la vieille fleuriste, celle du matin au marché
qui passe de table en table des cafés le soir.
La saluer.
Est-ce aujourd’hui qu’elle va mourir ?
On aurait aimé avoir quelque chose à lui dire.
Mais non.
On porte en soi si peu d’élégance.

Jusqu’ici, les habitudes n’ont fait encore que baisser les yeux.
Tout au plus ont-elles rougi un peu,
mais n’ont pas laissé libres les lieux.
Elles ont enfilé les charentaises qu’avaient quittées les aventures
pour devenir ce qu’elles sont devenues, des habitudes.
Cycle épuisé. Décès ante-mortem.
On fait ce qu’on peut.
Ce qu’on veut est une autre paire de manches.
Ce qu’on voulait, qu’on aurait voulu.

Le petit appartement n’est pas loin,
espérer l’espace libéré de tout ce fourbi qu’on trimballe
envers et contre soi.

Y arriver.
Rue Machin, numéro truc.
C’est là-haut. Troisième droit
D’abord, les escaliers.

Se dire qu’on a assez scruté les plis des corps et des gueules,
dans les gargotes, dans les bistrots, dans les brasseries, dans les bouis-bouis,
assez observé les allées et venues des systématiques kawas,
des p’tits blancs précoces à l’oreille basse,
des pastis dès l’aube embarrassés,
alors à cette heure-ci,
rentrer.

Quitter l’endroit donc.
Fatigué des évidences climatisées.
On ne sait pas.

Ranger dans le sac à dos
le volume de Kafka qu’on avait emmené,
l’appareil photo.
C’est lourd, l’appareil photo, ça pèse sur les lombaires.
Presque autant que Kafka plombé dans la caboche.

Dans les écouteurs, An die Musik, Schubert (Christa Ludwig)
Se demander “Comment faire face ?”
Laisser en suspension la question.
Souffler (je recommande, mais n’y arrive pas toujours…)

Se dire que malgré tout.
Se dire qu’on survivra.
À quoi ?

Deux pas sur le trottoir mouillé,
et déjà on a envie de n’y être pas.

S’ébrouer,
sortir de l’invigilance,
pour une journée, demain, qui ne durera que le temps d’une journée,
nous voilà rassuré.
Se demander si on n’est pas un peu lâche d’avoir pensé (tout) ça.
Quand le présent est passé il devient le passé.
Quand le futur est passé, il devient le présent.
Et ce n’est pas toujours un cadeau, un présent.
S’empresser d’oblitérer ce début de rêveuse lucidité.

Dehors,
jeter un œil au ciel qui bientôt doucement s’allumera,
quelques nuages naîtront roses si une mèche de soleil en vient à les allumer.
Ne serait-ce qu’un peu.
Constater de loin qu’un début de neige a blanchi le sommet du crassier.
Se dire qu’on ira,
y monter,
en sachant qu’on n’ira pas.
Se blesser de ce mensonge-là.
Les rêves sont-ils des mensonges qui ne parviennent pas à dire la vérité ?

Les mensonges sont des tessons pires encore
quand ils s’inventent pour vous mettre à l’abri.
S’en vouloir.
Trop vite se le(s) pardonner.
Souffler, comme s’il le fallait,
qu’on n’est pas des héros (ça va, ça va, on le savait !)

Effacer les culpabilités.
Se dire que c’est une mission qu’on ne pourra plus remplir.

Se prendre à espérer
que ce serait possible
d’espérer.
Y croire.
Ne pas toutefois se faire d’illusions.

Mais reprendre l’exercice du sourire.
À tout prix.
Celui de l’autre matin où on avait eu envie de danser.
Apprendre.
En rencontrer un autre, de sourire, ce serait bien.
Les sourires ont-ils un sexe ?
Regarder ceux qui passent,
à contresens passent.
Pas des masses. Pas ce soir.

Accepter.
Éviter de mépriser la gueule de mouchoir usagé
qu’ont ceux qui vont enfin aller se coucher
en attendant d’il va bien falloir se lever.

Guetter,
en remplacement des ostentatoires eaux de toilette,
les musiques muettes qui ne viendront pas.

Côté oreillettes,
on aurait aimé Carlo Gesualdo.
Oui.
Mais c’est souvent crépusculaire, Gesualdo, non ?
Hésiter. Ce venin.
Ce serait bien, Gesualdo, quand même.
Et pourtant,
Ravel ou Fauré, ce serait mieux sans doute.
Le trio de Ravel.
De la lumière pour regarder la nuit qui s’obstine encore un peu.
Ça pétille, Ravel, Fauré.

Dans pas longtemps,
quand les gens se réveilleront, ça basculera.
Les précipitations, les tramways,
les galopades pour ne pas les rater,
et ainsi de suite.
On voit.
Ça court, ça courra sans trop savoir pourquoi.
Ne pas rater l’heure au-delà de laquelle
il se fera trop tard pour arriver à l’heure.
Ç’est pas de la musique tout ça.

Dans mes écouteurs, ni Gesualdo, ni Ravel.
Different trains. Steve Reich.
C’est autre chose.
Sinistres navettes.
Pas d’heure pour ça.

Et puis, ce début de neige qu’on espère,
qui est là, en suspend, du côté du sommet du crassier, je sais, je l’ai dit.

Sur les camps,
où mènent les trains de Steve Reich ?
En même temps qu’on l’ignore, on ne veut pas le savoir.
Penser à Zone d’intérêt de Jonathan Glazer.
On mesure la légèreté de nos détresses.

Inconséquent,
ne pas vouloir trop s’attarder à la barbare houille de ces trajets-là.
S’échapper.

Dans les écouteurs : Circle in the round (Miles Davis quintet – 1967)
Une mystique lancinante, obsessionnelle, circulaire.
Coupable d’on ne sait quoi peut-être.
Mais naissante.

Faire mieux la prochaine fois.
Là, les escaliers interminables vers chez moi.

La prochaine fois, je sourirai.
Promis.
Ce serait dégueulasse, mais on n’échappe à rien.
Méfions-nous des promesses.


À bientôt ?