Mardi.
Rien.
Ou alors, de ces sortes de choses qu’on n’arrive pas à définir,
qu’on ne parvient pas à faire siennes,
ou qu’on inventerait volontiers.

Rien, disais-je.
Mais on sent bien que prendre la peine d’écrire “Rien”
suppose l’envie de dire quelque chose…
Dès lors…

Dès lors,
Vladimir et Estragon attendent Godot.
On ne sait qui ou ce qu’est Godot.


Ils attendent, attendent encore.
S’ennuient sans doute.

Parlent ou ne se parlent pas.
Font l’expérience du vide.
Godot (God ?) ne vient pas.

On apprend qu’il ne viendra jamais.
Ne restera qu’une interrogation.

Vous voyez ?

En attendant, la suite de notre récit anonyme (5/11)



LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

5.

« Et alors, cette machine, elle te fait le boulot de cinquante bonshommes ! » À la cantine avec Léa. La fatigue nous tombait sur la gueule, mais ça nous a fait du bien de manger après six heures de boulot à fond la caisse. Le type qui est venu s’asseoir à côté de nous, c’est un facteur aussi, mais on ne le connaissait pas, juste de vue : il bosse dans un autre bureau. On a un peu discuté et dans la conversation, il nous a parlé de la « TTF », une machine incroyable. C’est la « trieuse par tournée de facteur ». Elle trie cinquante tournées à la fois. Elle met les lettres dans l’ordre, elle regarde si les gens ont déménagé et elle enlève les réexpéditions. Quand le facteur arrive, il n’a plus qu’à prendre le courrier dans chaque case et l’emmener en tournée, dans l’ordre. On gagne la moitié du temps sur l’ancienne journée du facteur.

TTF, TPD+, machines de tri : on remplace du travail humain par du travail mécanique. Et alors, me direz-vous ? Ça doit pas être bien épanouissant de trier des lettres devant un casier en métal. Oui, c’est vrai. Et c’est pas vrai.

C’est vrai parce que des fois, toutes ces factures et ces publicités envoyées par des inconnus à d’autres inconnus, on n’en a rien à secouer et qu’on préférerait aller se recoucher. Parce que les collègues sont fatigants avec leurs blagues nulles. Parce qu’on fait un peu un travail de robots.

Et c’est pas vrai, parce que c’est là où on bosse, où on a des collègues, où on rencontre des gens. Parce que tous ces moments où on fait des choses répétitives, on en profite pour discuter. C’est pas vrai parce que de temps en temps on sauve une carte postale mal adressée. Parce qu’un facteur qui trie sa tournée avant de la distribuer, c’est pas la même chose qu’un intérimaire qui distribue des sacs pré-triés par une machine. Franchement, moi j’en ai distribué, des tournées préparées en partie par des collègues qui étaient venus m’aider. Et bien, on est vite paumé, c’est la surprise perpétuelle, et pas toujours agréable : Sandra groupe les lettres par rue, Jeremy par panneau de boîtes aux lettres. Roger fait des marques au stylo sur les enveloppes. Marlène met les grosses enveloppes dessus, Michèle dessous, alors que moi j’ai l’habitude de les classer par nom. Alors quand trois collègues différents viennent m’aider à préparer mes liasses de courrier sur une tournée que je ne connais pas, c’est chaotique !

C’est pas vrai, finalement, parce qu’on est humain et qu’on a besoin de s’impliquer dans notre travail pour le supporter. Elle est belle l’utopie de déléguer tout ce qui est pénible à des machines. Mais enfin, le jour où les machines feront le tri des lettres, distribueront le courrier les jours où il fait froid, torcheront les gosses, feront la bouffe les jours où on est fatigués; le jour où on pourra se téléphoner d’un point à un autre au lieu de voyager; le jour où on pourra communiquer parfaitement avec les autres, 24h/24, au lieu de penser toute la nuit à ce qu’on leur dira demain; le jour où les machines assureront le quotidien, je crois bien que la vie n’aura plus exactement la même saveur.

En sortant de la cantine, on en recause, avec Léa. Elle me dit que quand même, c’est bien pratique le TPD+, et que c’est vraiment du boulot de con de trier le courrier, vraiment sans intérêt, qu’il y a des collègues qui ont des problèmes d’articulation au coude à force de trier, et que si des machines, TTF ou autres, peuvent faire ce boulot, c’est tant mieux. Et moi je dis qu’il ne faut pas laisser les automates prendre le travail des humains, et que si on en est là c’est qu’on s’est déjà laissé imposer un travail de robots. Quand on vit dans une société déshumanisée, tôt ou tard on est remplacé par des machines.



À demain ?