C’est une sorte de fable, d’allégorie.
C’est un peu caricatural peut-être.
Comme l’est la sauvage réalité
qu’elle veut ici métaphoriquement s’essayer à raconter.

Ça commence naïvement.
Comme ceci :

Dès le début,
lors de la première lecture de la partition déjà,
on avait été pris d’un doute.

C’était symphonique, emphatique, grandiloquent le plus souvent,
avec une sonnerie de trompette naturelle
qui revenait, revenait, revenait.
C’était un ré fa sol,
le sol, dans la dernière reprise,
mourant sans jamais de nuance,

et semblant n’annoncer qu’une précoce crise d’asthme…
Plat, mais qui était censé atteindre l’inaccessible.

“Pompier”, avait jugé l’un depuis son pupitre;
“prétentieux”, avait maugréé l’autre, un joueur de tuba;
“du pipeau !”, avait pipeletté une jeune flûtiste;
“jupitérien !”, avaient osé, enthousiastes, en tapant dans les mains,
quelques-uns qu’on n’avait jamais vus aux répétitions.

Rien qu’à la lecture, avant même de jouer, c’était épuisant.
Mais – la vie est ainsi faite parfois – ça en avait emballé plus d’un.
On leur avait tant et tant répété que c’était nouveau
que,
par peur d’avoir l’air dépassés, ils avaient adoré…
Il fallait balayer tout ça qui était l’ancien monde,
les vieux accords, les notes pointées, les soupirs,
les vieilles harmonies, les syncopes
,
il fallait remettre la musique, la vraie, en marche !

Il était dit que, l’avenir,
il faudrait aller le chercher avec les dents,
avec ce nouveau chef à la baguette,
si sûr de lui, si coquet, si entrepreneur, si entreprenant, si intransigeant,
qui se moquait allègrement
de qui, dans l’orchestre, devait se poser là, là, ou là
(ou lalala lala…)
“À gauche ? À droite ? C’est comme vous voulez !
La gauche, la droite, ça n’existe pas !”
hurlait-il, exalté, les bras au ciel, le menton conquérant…
“Non, pas là ! mettez-vous un peu plus à droite, si vous voulez bien.
Encore un peu plus ! Voilà, c’est bien comme ça.”


Donc,
lors de la première lecture, j’y reviens,
trainaient déjà au fil des mesures et des dissonances prétendument modernistes,
des discordances, des duretés, des empêchements.
Et pourtant,

allez savoir comment, par quelle sombre magie,
ils avaient réussi,

le chef à la baguette et un aréopage de conseillers très chers payés,
à en faire une musique,
tonitruante certes,
mais dont on allait devoir se contenter,
et dont il était prévu
que nous serions les exécutants.

C’est comme ça qu’on nous avait présentés :
des exécutants.

Cette musique, donc,

c’est eux et personne d’autre, aimaient-il à répéter,
qui l’avaient conçue.
Habitués des fausses notes,
ils étaient indifférents aux accords, aux désaccords,
aux harmonies, aux disharmonies…
Ils avaient décrété qu’ils connaissaient la musique.
Ils n’en appréciaient en fait que celles à deux temps,
le plus souvent militaires,
qui sont celles de l’ordre, de la marche en avant,
de la retraite mal consentie.
Du reste, jamais cette musique-là, la leur, ne battrait en retraite,
clamaient-ils un peu plus que souvent.

Bientôt, dans l’orchestre, des voix s’élevèrent,

qui craignaient les pires cacophonies,
mais il était déjà trop tard.

Écrivant ces mots-là,
je me rends compte que tout semblait dit,
que le maléfique chef d’orchestre dirigerait son orchestre
sans tenir compte de l’orchestre,
préférant sa propre partition (pas très ragoûtante)
à celle à laquelle il avait juré de conjuguer son talent qu’il estimait immense
le jour ou l’orchestre l’avait,
en se pinçant le nez,
préféré à sa tête, lui,
plutôt qu’une folklorique tambourinaire
qui hurlait (encore) plus fort que lui.

La musique ne se fait pas sans âme.
Ça, les initiateurs du nouveau monde, de la “nouvelle” musique
semblaient l’avoir ignoré.
Elle ne se fait pas non plus sans musiciens, je veux dire sans “instrumentistes”.
Moins encore contre eux.

Le grand chef avait beau gesticuler,
assumer (mot qu’il chérissait et dont il abusait) son anxieux autoritarisme,
une fronde, dans l’orchestre, petit à petit pointait.
On ne supporterait pas plus longtemps les hitlérismes
de celui qu’on appelait avec ironie maintenant
“Le Président”…

Faute d’intelligence,
faute d’humanité,
faute de sincérité aussi, de la plus élémentaire humilité,
faute d’empathie, d’écoute, de capacité à s’inventer,

le Maestro, empêtré dans sa brutalité,
ne comprit jamais que la messe (ce mot lui va si bien !)
était dite.

Les uns après les autres, les musiciens, meurtris, quittaient le navire.
Les cuivres en premiers,

puis les bois,
puis les percussions s’égaillèrent.
Tous partirent.

Ne restèrent plus que quelques aveugles thuriféraires

qui continuaient de taper dans les mains et d’y croire,
à cette musique et à son militaire.

La clique s’était dissoute.

Quelques fanas un peu poussifs persistaient à faire la claque.
Et le grand chef dut, au bout du compte,
prendre ses cliques et ses claques (clic-clac).

La musique pouvait reprendre ses droits.

Avec des musiciens, cabossés peut-être,
mais quel plaisir ce fut de les entendre à nouveau respirer !

La lutte, en même temps que la musique, avaient eu peur.
Dans les rues, on se remit à chanter Bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao.
Les musiciens n’étaient pas les derniers à être soulagés
,
ils allaient pouvoir ré-inventer l’orchestre.
Un orchestre sans chef, peut-être.

On les embrasse.



À bientôt ?