Dixième et pénultième épisode de


LA MÉCANIQUE DES LETTRES
un homme de lettres anonyme.

10.

Aux temps jadis, les ouvriers livrèrent une belle et grande bataille, la bataille d’un siècle.
La révolte luddite s’est livrée de 1770 à 1870 environ. Les tisserands viennois qui jetaient les métiers à tisser mécaniques dans le Rhône en 1820, les typographes qui opposaient une résistance farouche à la volonté des patrons de comprendre comment ils bossaient. Dans toute l’Europe, pendant un siècle, ouvriers et artisans ont lutté par milliers pour préserver leur autonomie contre le pouvoir des techniciens : le capitalisme industriel naissant voulait transformer les paysans en ouvriers, puis enfermer les ouvriers qui travaillaient à façon dans les fabriques et les usines. Le travail, qui constituait la vie des paysans et des artisans, était jusqu’alors enchâssé dans une vie sociale plus large; avec l’usine, le travail s’est séparé des autres activités : dès lors, le prolétariat va bosser à l’usine, et la rétribution qu’il en retire est pécuniaire. Le travail s’autonomise des autres activités, et les communautés humaines perdent leur autonomie pour les décisions collectives. C’est contre cette perte que les luddites combattaient.

Perdue, la bataille. Refoulée des mémoires. Oubliée. Escamotée. Enterrée. Tabou. Secret ! Verboten ! On n’y touche pas sinon tout saute. On prétend même ne pas l’avoir perdue, qu’il n’y a pas eu de bataille et que les ouvriers ont toujours rêvé d’iPhones, de téléphones portables, de TTF, de TPD+, de DOTC, et que l’Innovation c’est le sens de l’Histoire. On se fait croire beaucoup de choses pour oublier une défaite. 

Depuis, le mouvement ouvrier se bat sur le terrain syndical : temps de travail, rémunération, avantages sociaux, FO (le syndicat qu’il vous faut). Depuis, il prétend que peu importent les moyens de production, l’important c’est à qui ils appartiennent. On gagnerait pourtant à étudier l’Histoire et à se remettre à rêver collectivement.
À tisser ensemble la critique de la propriété des moyens de production et la critique des moyens de production eux-mêmes. La lutte pour la répartition des richesses et la lutte pour la qualité des richesses produites. Parce que si, comme les syndicats, on se bagarre juste sur la répartition des gains de productivité de l’automation, on reproduit les erreurs du mouvement ouvrier, qui a choisi l’intégration au capitalisme. Alors je m’intéresse au passé, parce que je rêve d’un autre futur.

Est-ce la même chose d’être facteur que d’être un opérateur de l’Usine La Poste, distribuant le courrier préparé par des machines, dans un lointain centre de tri, pardon, une Plate-forme Industrielle Courrier (PIC) ? Pour se battre « contre la casse du métier de facteur » (le mot d’ordre des syndicats), encore faut-il avoir un « métier » à défendre, et pas seulement un « taf ». Le facteur, c’est quelqu’un qui connaît les gens par leur nom, qui rend des services. C’est important d’être en contact avec les collègues, et avec les usagers. On ne veut pas être de simples distributeurs de pub mais connaître les tournées et les gens. Tout simplement : on veut continuer à exercer un métier utile qui repose sur la parole. On veut continuer à bourdonner. Si on veut bien que les machines nous simplifient la vie, on ne veut pas devenir leurs esclaves. Dans une organisation du travail sur laquelle les salariés n’ont aucune prise (à La Poste, comme dans toute entreprise capitaliste), les innovations technologiques sont globalement tournées contre les salariés.

Robotiser, automatiser, informatiser, c’est considérer les activités productives comme une corvée, vouloir s’en débarrasser en réduisant la quantité de travail nécessaire. Or, ne serait-il pas plus logique d’admettre que certains métiers sont nécessaires (oui, on veut recevoir notre courrier tous les jours, quel qu’il soit) et que pour les exercer on peut les inscrire dans d’autres choses afin qu’ils ne soient pas vécus comme des corvées ? Quand on voit le sens de son travail, qu’on trouve le moyen de s’y impliquer, d’y mettre de soi, c’est ça qui le rend supportable. Et je dis que le métier de facteur fait partie de ces activités qu’il faut conserver, donc qu’il faut rendre supportables. Qu’il faut enchâsser dans le social.

De la privatisation et de l’automatisation, du mouvement du Capital et de celui de la Technologie, je ne sais pas lequel est l’œuf et lequel est la poule. Mais on ne peut pas faire comme si l’un des deux n’avait aucune importance – en particulier si on se veut « révolutionnaire » ou « anticapitaliste ».


Beau dimanche à vous !

À demain ?