Bribes et morceaux de Georges Perros.
18ème étape.



Bach. On déchiffre Bach. Il ne demande qu’à être déchiffré. Je rentre dans son ordre. Je rentrerais aussi bien dans celui du méconnu Czerny; Bach me permet de faire des gammes, et me donne autre chose, qui ne ressort pas de l’“interprétation”. En un mot, il me re-pose. Ce n’est pas rien. Il me fait, d’un coup, retourner à l’école. Bach chante toujours, mais sans que son chant ressemble jamais à un ruisseau, un orage, ou une goutte d’eau. Bach ne ressemble à rien. Et quand on est gorgé d’humain, je veux dire de ruisseau, d’orage, etc. que “soulagement” de se faire entendre, peu importe de quelle heureuse manière, ce qui ne ressemble à rien, et cependant existe. Les moments d’amour pour Bach sont rares. Plus rares que ceux qu’on peut éprouver pour Schubert, Schumann… Ce qui me retient chez Bach, dans ces moments-là, c’est qu’il se met à ma portée, le mot est trop juste, que je peux en profiter, qu’il est à ma mesure, malgré tout ce qui, si évidemment, nous sépare. Je le retrouve dans le Petit Livre pour A. Magdalena, très difficile malgré les apparences. Mais très jouable. Bach est bon, voilà. Il nous veut du bien. Sans pour autant tomber dans le prosélytisme. Rarissime. Un homme qui se veut bon rend généralement les autres méchants. De quoi je me mêle ! Couru d’avance. Mais Bach croit en dieu comme il est infiniment rare qu’on y croie. Il y croit parce qu’il travaille, qu’il acquiesce au labeur quotidien. Au point peut-être exagéré de faire pas mal de gosses. Qu’il a su élever, nous le savons. La musique, pour lui, devant être comme le folklore du bon Dieu, une gymnastique gracieuse et grave, glorifiant l’absent. Aujourd’hui, certes, c’est le contraire. (Pas pour tout le monde, n’oublions pas Stravinsky, Messiaen.) L’absence se fait par trop sentir. Merde à l’absent. Mais ça ne va pas mieux pour autant. Plutôt pire.



Ne pas vouloir l’ennui. On peut très bien laisser tomber. Accepter les scènes avec sa femme, avec les hommes. Mais c’est donner trop de chance au diable. Qui envahit tout. Apparemment rien de changé. Mais l’homme, à l’heure du repas dépliera sa feuille de chou, ou ne sera tout simplement pas là. Un rendez-vous important. (Le sens des affaires vient souvent de ce qu‘on s’ennuie chez soi.) Mais madame sera “triste”, et quand les femmes se mettent à l’être, à vouloir l’être, inutile d’insister. Le susdit diable n’y retrouverait pas sa culotte. Alors il y a piétinement. Nous somme mariés, toutes les femmes, hors la nôtre, nous paraissent désirables. Dans le même temps, tous nous sommes cités en exemple. Ceux qui aident leur femme, font la cuisine, s’occupent de bébé, etc. Laissez-vous faire, d’un côté comme de l’autre, et voilà, c’est fini, le sortilège a triomphé, la mort n’a plus qu’à prendre. À quel saint se vouer pour éviter ce “pire” ? Aucun. Il y a en nous une zone de solitude jamais saturée. Mais vite vexée. Humiliée. À nous d’en garder la discrétion sournoise. Elle a toujours le nez à la fenêtre, la moindre de nos défaillances ne lui échappe pas. On compte sur elle, sur son pardon. Jusqu’au jour où plus rien qu’un sale visage dans la glace, qu’un corps mou, incapable de réagir, de résister, d’aller par-delà. Quand nous en sommes réduits à nous-mêmes, c’est misère. Je n’en finirai pas ce soir mais c’est déjà le matin, je vais me coucher.



Il est aussi sot de vouloir savoir ce que représente un tableau que de vouloir voir la tête d’un poète.



L’ennui chez l’homme célèbre, c’est qu’il se prend pour ce qu’il est devenu, non pour ce qu’il est resté.



On ne compte plus les gens qui écrivent comme Stendhal. Par bonheur, Stendhal n’écrivait pas comme eux.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Peut-être pas suffisant pour occuper un peu ce premier jour de “re-confinement”…
On continue demain.