Directeurs de casting de la précarité

Ce titre n’est pas de moi.
Pas plus que le texte qui suit.

Simplement, suffoquant parfois
sous les émotions que nous propose
ce dont on aimerait parler ici, écrire,
les mots ne relaient pas fidèlement
nos révoltes, nos analyses.
Ils refusent de traduire nos bouleversements.

On a besoin d’un ami, ailleurs,
qui puisse traduire pour nous
ces amertumes, ces désespérances,
voire, plus simplement,
ces constats les plus criants
dont on croit parfois pouvoir se débarrasser.

J’ai décidé de reproduire aujourd’hui ici
un texte de Lola Lafon
paru ce jour dans mon quotidien préféré Libération.
J’espère qu’ils (Lola Lafon et Libération) ne m’en condamneront pas.


Voici :

“Madame,

Nous nous croisons plusieurs fois par semaine; il nous arrive d’échanger quelques mots, laborieusement, parce que nous ne parlons pas la même langue. Tout autour, ce ne sont que pas pressés, trajectoires décidées vers les grands magasins, les bureaux ou les espaces de coworking. Vous, vous restez là, assise au pied d’un distributeur de banque, non loin de la rue Saint-Lazare. Le savez-vous, madame, nous, qui tous les jours passons devant vous, sommes des spectateurs.

Chaque jour, nous jaugeons la véracité, la crédibilité de ceux et celles qui sollicitent notre aide. La misère qui nous convainc est celle qui ne nous incommode pas trop : elle est sans odeur, sans colère, sans discours incohérent, sans haleine alcoolisée. Une misère comme au cinéma. Les stigmates brutaux de la précarité nous éloignent aussi sûrement qu’un excès de beauté ou de santé. Il faut, pour nous émouvoir, avoir l’air «pour de bon» dans le besoin. Nous vous évaluons d’un seul coup d’œil, vous et votre sac à dos gris, votre pull turquoise et cette couverture rouge sombre dans laquelle vous vous emmitouflez quand il pleut.

Vous et votre blondeur peroxydée, ces cheveux teints qui attirent les regards. Un révélateur est un produit indispensable à toute coloration capillaire, vous ne pourriez pas être platine sans lui. Et vous, madame, en êtes également une, révélatrice. Votre présence oxygénée met en lumière les limites de notre compassion. Vos cheveux font obstacle à notre (médiocre) empathie. Nous le déplorons, ce choix cosmétique. Nous vous voudrions tout entière vouée à votre survie. N’est-il pas superflu, ce désir de blondeur, pour une personne comme vous ? Nous statuons sur la façon dont vous choisissez de dépenser vos rares pièces de monnaie, à l’image de ces maris, de ces pères, tout droit sortis des années 50, qui surveillaient le bien-fondé des dépenses de leur épouse.

Il y a quelques jours, vous m’avez poliment refusé une viennoiserie; vous auriez préféré un sandwich. Un passant qui s’apprêtait à vous laisser un Ticket-Restaurant s’est offusqué de votre remarque. Sa charité ne vous supportait pas en individu exprimant une préférence, un goût ou peut-être un dégoût. Ceux que celles que nous secourons, nous les voudrions redevables, reflets flatteurs de notre sollicitude, emplis de gratitude dès que nous faisons le moindre geste envers eux. En photo, un révélateur est un «bain chimique où l’on trempe le cliché pour faire apparaître l’image encore invisible». Vous avez beau être à terre, madame, vous nous regardez droit dans les yeux et nous renvoyez notre image : celle de contrôleurs traquant l’arnaque, vérifiant qui la mérite bien, sa piécette.

Dans un monde où nous nous sommes résignés à élire, faute de mieux, des hommes politiques que nous conspuons, ce triste pouvoir-là, nous nous y accrochons : celui d’évaluer. Il y a quelques semaines, lors de la cérémonie des Golden Globes, Cate Blanchett, lauréate du trophée de la meilleure actrice, a proposé qu’on en finisse avec les prix, une «hiérarchie patriarcale» qui oppose les comédiennes les unes aux autres. Si l’industrie hollywoodienne songe à renoncer à ces cérémonies, pour nous, il n’en est pas question. 

Tous les jours, que ça soit sans enthousiasme ou avec empressement, nous répondons à des enquêtes de satisfaction et distribuons les bons et les mauvais points. Ce chauffeur de taxi était-il aimable ? Notre enfant a-t-il un haut potentiel ? Et ce médecin, efficace ? Ça n’est pas tant notre avis que l’on sollicite, que notre goût de la sanction, du classement, que l’on excite. S’il existait une application qui vous évaluait, madame, vous seriez assurément très mal notée. Comme elle est laide, cette pensée qui nous traverse, fugace, quand on vous voit : si elle a les moyens de se teindre les cheveux… Notre passion pour la «bienveillance» – ce mot dont on se gargarise à longueur de post- Instagram et d’ouvrages de développement personnel – trouve sa limite. Mais quand, à quel moment sommes-nous devenus ces connaisseurs blasés, des directeurs de casting de la précarité ?Des spécialistes de rien qui estimons tout, et vous aussi, madame, comme vos cheveux. Demain encore, nous passerons devant vous, rapides et affairés. Mais nous n’allons nulle part, sans doute le savez-vous ; nous fuyons, terrorisés à l’idée de trébucher, de faillir et de perdre.”


Comme j’aurais adoré l’écrire, ce texte.
Penser comme lui ne suffit sans doute pas.
Mais voilà.

Bonne lecture à vous.



À tout bientôt ?