Huitième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici.


VIII. Vertébrale


C’est le dos qui s’était tassé. Sans chute. 
Les médecins n’avaient pas pu dire pourquoi. 
Il s’était tassé, disaient-ils.
Un dos, vous savez, ça peut se tasser sans qu’on sache pourquoi. 
Les choses n’ont qu’un temps, les vertébrales aussi se lassent.

C’était l’autre jour, ça.

Aujourd’hui, Ludwig était là. 
Il y avait, dans le ciel, comme un vrai ciel. 
Y manquaient deux ou trois petits nuages, 
mais bon, on n’allait pas chicaner, 
on se contentait amplement de ce ciel-là.
Il faisait un temps immobile, sans courants.

Et Ludwig était là. 
Assis. Un peu avachi, peut-être. 
En même temps,
c’était inexplicable,
un peu raide aussi.
On pouvait, semblait-il,
être les deux
à la terrasse arborée de ce café-là dans cette ville-là.
Avachi et raidi.
Fatigué aussi.
Mais il ne le savait pas, qu’il était fatigué. 
C’était autre chose, pensait-il, que de la fatigue.

Le dos lui tirait de partout et il espérait du soleil un apaisement.
Mais même le soleil ne soulageait jamais personne
des naissances de la vieillesse.

Le vin était rouge et bon. Un peu frais, mais pas longtemps.

À l’abri du soleil, sur le petit tertre du kiosque,
de la musique. Klezmer. Cinq musiciens. 
Le clarinettiste surtout était à la fête.

Ludwig se sentait bien. Un peu inquiet, mais bien.
La musique lui faisait toujours ce que le soleil
ne faisait plus que rarement. 

Ludwig lisait aussi. 
Ludwig prenait toujours des notes quand il lisait. Mais là, non. 
Il lisait un peu distraitement, dirions-nous. 

Le Klezmer s’était emparé de lui,
avait accaparé une grande part de son attention, 
et son regard quittait souvent les pages pour admirer
et écouter, sans réticence, sans avarice, 
ce danger qu’il n’avait jamais osé, faire de la musique,
lui qui l’aimait tant.

La vertébrale n’acceptait pas et le lui faisait sentir.
La vertébrale n’accepte pas, quoi qu’elle en veuille,
la tristesse de ceux qui se sentent devenir vieux. 
Mais là n’était pas la question.
La musique était bonne, vraiment bonne. 
Un Klezmer lumineusement jazzifié. 
Et les musiciens étaient là.

Or, il y eut cela, 
qui advient sans doute tous les jours.

Passait là, 
mais ne faisait évidemment pas que passer,
un de ces pauvres hères que les égoïsmes 
excellent à générer, un de ces mendiants 
que les bourgeoises flicailles adorent poursuivre et mépriser. 

Vaquant, la paume tendue, de table en table, 
perdant à chaque regard un peu de dignité, 
acceptant de demander ce qui lui serait refusé,
quelque argent qui lui permettrait de manger,
l’homme, se rapprochait de la table
où Ludwig écoutait la musique et lisait. 
Ludwig l’attendait. 
Dans sa poche, sa main avait pris quelques pièces de monnaie,
les dernières, et il espérait offrir au pauvre homme
un peu de cette lumière qui, de table en table, dans ses yeux s’éteignait.
L’homme en finit enfin de remercier la tablée voisine
de ne lui avoir rien donné.
Ludwig sortit de sa poche ce qu’il y avait glané,
s’apprêtait à en faire le modeste cadeau
à la sans doute juste supplication de cet homme désarmé,
mais, trop désespéré sans doute, humilié, le vieux bougre,
sans rien lui demander, s’en alla. 
Ludwig remit en poche le pauvre petit trésor qu’il s’était décidé à lâcher.
La musique n’avait plus d’importance. 
Il s’était senti plus pauvre que l’autre, 
exclu de solidarité.

Dans son petit appartement, 
pauvre mais bien tenu, 
on l’a retrouvé pendu. 

La vertébrale disloquée,
mais plus douloureuse du tout.

Sans un mot.