Septième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici.


VII. Ciel perdu


Ç’avait commencé de manière étrange. 

D’abord comme une tache 
qu’on avait attribuée à une illusion, 
d’optique comme on dit. 
Mais finalement, non. 

On ne s’était pas trompés, 
on avait bien vu que les nuages, 
enfin certains nuages, 
avaient fini par s’accrocher. 
Les vents n’y avaient rien changé.

On s’était étonnés, 
s’en était-on assez étonnés ?

Lentement, on avait pris l’habitude de ce ciel immobile,
avec ces nuages qui ne bougeaient pas.
On ne s’en réjouissait pas, mais c’était comme ça.
On s’habitue à tout.
Pourvu que ce soit à une fatalité.

On vivait, 
On apprenait cette vie de vivre sous un ciel
avec deux puis trois puis quatre nuages figés. Cinq. 
Un peu plus, au fil du temps. 
Mais d’autres, il fallait bien le constater,
ne s’étaient pas arrêtés et continuaient
leur petit trajet de nuages sans,
au-dessus de nous, vouloir s’éterniser.

C’était bien, ça. 
On les appelait «les gentils,»
ceux qui passaient leur chemin.
On avait fini par les aimer bien. 
Au moins, ils s’en allaient.

Le matin, on se levait et,
en voyant passer quelques-uns,
on se disait qu’on avait commencé la journée
escortés de deux ou trois gentils. C’était bien.
On conduisait les mômes à l’école
et on se sentait dans cette facilité-là. 
On ne pensait pas, ne s’inquiétait pas.
C’était comme avant.
Comme avant les nuages fixes
qu’on appelait maintenant entre nous «les stationnés»,
certains disaient «les obstinés». 

Lors de leurs réunions les Sages avaient pris l’habitude
de les nommer les «menaces grises».
Mais c’étaient les Sages. On n’y prenait pas garde.
Il y avait au-dessus des Sages d’autres Sages. 
Et ceux-là, qu’on ne voyait pas,
détenaient, était-il dit et convenu, les vérités. 
C’était, ce serait toujours comme ça.

Les nuages fixes, un jour, c’était une évidence, 
finiraient par boucher le soleil. 
On se demandait “et la lumière alors ?”

Il y eut des mouvements. 
Des esthètes fabriquèrent en bambou des échelles
qui avaient la volonté de monter jusqu’au ciel.
Y grimpèrent des volontaires révoltés
chargés de laver le ciel ennuagé. 
Ils ne revinrent pas de ce périple-là. 
Le ciel n’acceptait pas qu’on montât jusqu’à lui.
Allez savoir pourquoi.
Des désespérés se mirent à prier.
Il devait bien y avoir au-dessus de tout ça un dieu, non ?

Mais non. Rien n’y fit.

Les laveurs de ciel ne réapparurent pas. 
Ils auraient dû pouvoir voler.
Les prieurs ont tremblé, se sont lassés. 
On se lasse des exploits sans résultats,
des prières qu’on n’entend pas.

Les “stationnés” étaient toujours là.

Tout ça commençait à faire grand fracas. 
Certains ne dormaient plus. 
Les enfants mettaient du temps à naître. 
On n’en faisait plus que par abandon. 
On se sentait coupables. 
Voués à l’obscurité, on les appelait les hiboux,
ces quelques nouveau-nés-là. 
On entendait s’exclamer :
Aurore a mis au monde un hibou-né”. 
Aurore. 
Tant d’ombre pour un prénom comme celui-là.

Ce furent les femmes qui agirent. 
Grande réunion.
Tout le monde était là. Personne n’y croyait. 
À tour de rôle, toutes parlèrent. 
Les unes comme-ci, les autres autrement. 
Nous, on se taisait. 
D’abord narquois, puis peut-être pas.
Pour une fois, on aimait bien ça, se taire. 
La grande gueule des certitudes se taisait.

Il y eut des remous. Beaucoup renâclèrent. 

C’est qu’elles n’y allaient pas par quatre chemins !

Ce qu’elles dirent ? Comment le dire ? Mais elles dirent bien.

Personne n’a jamais vraiment su,
tant il est vrai que ce qu’on n’écoute pas,
on ne peut ni le comprendre ni se le rappeler.

Une chose est sûre: le ciel fut nettoyé. 
Les «obstinés» se remirent à vaquer. 

Et les laveurs disparus, soudain redescendus
de leurs longues échelles,
firent le curieux trajet de colporter la difficile idée
qu’il allait maintenant falloir réfléchir. 

S’en suivit un silence.