Sixième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici.


VI. Sans rire


Il avait commencé à faire étrangement froid. 
Un autre froid que celui qu’on connaissait. 
Un froid sans émoi, un froid vide, un froid qui ne respirait pas.
Sans vent, sans lumière. 
Un froid que les braseros qu’on avait posés
dans les campements de la plaine
ne parvenaient pas à consoler.

Nous savions tous d’où venait ce froid, 
quel il était. 
Personne n’en parlait. 

C’était peut-être ça, après tout, le froid, 
ne pas s’en parler. 
Mais non. On savait qu’il venait d’ailleurs. 

Ce n’était pas le vent des steppes.
Il y manquait des parfums, certes glacés, mais des parfums. 
C’était un froid, comment dire ? sans saveur.
Chuchotement givré, on entendait dire sans âme.

Et tout continuait. Autrement, voilà tout.
Les voix des femmes qui habituellement chantaient,
avaient pris de la lune son silence
aussi vite qu’on prend parfois du poids. 
Sans le vouloir, par paresse,
dans le regret de n’avoir rien pu étouffer de ce grossissement, 
celui du silence. 
On ne parlait pas. 
Le froid s’était installé. Il faisait froid de vivre.

Ç’avait été insidieux.

Il y avait eu cette nouvelle relayée, amplifiée,
comme font si bien les journaux.
Nous, on s’était dit qu’on ne nous imposerait rien de tout ça.
On était à l’abri, ici, dans la plaine. 
On vivait bien. C’était gentil. 
Et puis, c’est qui qui décide ? nous étions-nous dit. 
Jamais on ne nous avait imposé ni ceci ni cela,
c’était notre fierté, ça. 
On était là.

La nouvelle donc, venons-y.

Le rire avait été confisqué,
et en même temps le sourire.
C’est nous qui disons confisqué – petite révolte –
il avait été, en fait, vendu, acheté. 
À gros prix. 
Il nous avait été dès aujourd’hui, interdit. 
Le rire était une propriété qui ne nous appartenait plus. 
Bien sûr, il nous serait permis d’en acheter
une part, deux, on n’est pas des tortionnaires.

Et ce furent des larmes, vous imaginez.

Mais comment avouer quel fut ensuite
le noir frémissement des choses ?

Il faisait froid déjà. 
Et nous pleurions à chaudes larmes. 
Certains pensaient à en rire, 
mais n’en trouvant plus les moyens, 
refusèrent de vivre.
Il y eut quelques pendus. 
Mais ni trop ni beaucoup. 
On a ses limites.

Les autres, 
les acheteurs, 
ceux qu’on ne connaît pas, 
avaient aussi acheté le droit aux larmes. 
Confisqué.
On ne pouvait plus rire ni pleurer.

Il fait froid.
Un autre froid que celui qu’on connaissait
jusque-là. 
Un froid sans émoi, un froid vide, 
un froid qui ne respire pas. 
Sans vent, sans lumière.
Un froid que les braseros 
qu’on a posés dans les campements de la plaine
ne parviennent pas à consoler.

Un froid qu’on nous a acheté gratuit.
De la douleur, trois fois rien.
Spolié.


On a ravivé le feu des braseros.
Et pour nous révolter, on a ri aux éclats.