Cinquième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici.


V. Lettres de silence

Sur l’île, il n’y avait jamais rien.
Que le vent.
Que le vent qui, peu à peu, déchiquetait les arbres.
Quelques poules et une ombre d’âne
sur un lopin de terre au milieu de la mer,
c’était tout.

Yawelde y vivait seule, un peu à l’écart des autres,
depuis que ses deux fils étaient partis là-bas 
où les blancs disent que les noirs sont de bons travailleurs
qui ne coûtent pas cher 
et sont obéissants. 

Husni et Uuka, 
alors qu’ils étaient encore enfants, 
avaient appris à lire et à écrire sur l’île.

Leur père était mort, emporté par la mer 
lors d’une pêche qui n’aboutit pas.
Et c’est le vieux Tongaï, 
le griot qui savait que les mots chantaient
et que les arbres les écoutaient,
qui leur avait enseigné l’essentiel en leur parlant 
d’odeurs, de fleurs et de couleurs. 

Adolescents, poussés par leur mère 
qui se sacrifiait comme font les femmes ici, 
et un peu partout aussi,
ils étaient partis.

Yawelde, elle, n’avait jamais appris. 
Sur l’île, on n’apprenait pas aux filles 
les choses à apprendre. 
Encore moins à lire et à écrire.

Le vieux griot mourut.
Et, de ce jour, 
plus personne n’apprit rien à plus personne 
sur l’île où il n’y avait que le vent.

Yawelde, 
depuis des années, écrivait, si l’on peut dire, 
souvent à ses enfants. 
Ils devaient être des hommes robustes et fiers maintenant. 


En fait, chaque mois,
elle rendait visite à la belle Yealdara
et lui dictait les lettres à envoyer à Husni et Uuka,
au pays où les blancs disent que les noirs…

En échange d’un poisson,
d’une livre de mil ou d’une chanson
(Yawelde chantait et on disait qu’elle attirait l’amour…),
Yealdara s’exécutait.

Aucune réponse aux lettres de Yawelde. Jamais.
Mais Yawelde ne désespérait pas. 
Le jour viendrait, se disait-elle.

Le jour vint où elle mourut. Puis Yealdara.

Ne restait plus sur l’île que le vent 
qui peu à peu déchiquetait les arbres.
Une nuit de tempête, il emporta aussi les cases tanguantes
de Yawelde et de Yealdara.

Sur la plage grise et détrempée
on retrouva des centaines de papiers envolés
recouverts de signes incompréhensibles. 
C’étaient les lettres de Yawelde
que Yealdara avait fait mine de transcrire. 

Jamais envoyées.

Pas plus que Yawelde, elle ne savait écrire.




“Lettres de silence” est très librement inspiré de la nouvelle
“L’autre fils”

de Luigi Pirandello.