Quatrième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici.


IV. Du bon endroit

C’était la trente-quatrième fois qu’il l’écrivait.
Personne ne savait de quoi elle parlait.

Il l’avait écrite, ré-écrite encore et encore.
Toujours en Pachtou, jamais en Dari
dont il n’aimait ni la musique
ni ce qu’il supposait de vents contraires.

Pour dire vrai, il aurait aimé l’écrire en Dari.
Mais il n’en était pas capable et ç’aurait été trahir son père
et, plus loin, tous ses ancêtres.
Il ne pouvait pas.

C’était la trente quatrième-fois, donc,
que Sohail écrivait son histoire.

À chaque fois, de manière différente.

Ce n’était pas une très longue histoire,
tout tenait dans un carnet qui, toujours, l’accompagnait.

Mais Sohail n’en finissait pas de répéter de l’écrire.
Il voulait, disait-il, l’écrire du bon endroit.
C’est la terre, affirmait-il, qui me dira.
C’est fou ce que l’endroit dont on l’écrit peut changer au récit.

Pour les trente-trois précédentes fois,
il avait parcouru de nombreuses autres terres du pays.
Jamais l’angle, comme il disait, n’avait été le bon.
Mais il n’abandonnerait jamais.

Nous, on attendait.

On le regardait s’emparer de son carnet et écrire.
On était plein de respect.
On était de la terre, nous. 
Lui, dans la lumière, c’était clair.
On admirait sa détermination, à vouloir
“écrire du bon endroit, parce que, disait-il,
rien ne se ressemblerait jamais”.

Puis il disparut.
Happé par la montagne ?
Mangé par d’autres terres ? On ne sut pas.

Longtemps après,
on retrouva dans un champ couvert de rosée
son carnet.
Le vent s’était calmé et les travailleurs de la terre
essayaient comme de coutume de rattraper
le temps perdu lors de l’hiver
et d’un printemps qui n’avait pas vu de fleurs.

Tout y était.
Pas une page arrachée, pas une page détruite.

Toutes les dates, suivies de tous les lieux.
Tout scrupuleusement calligraphié.
Aucune histoire pourtant.
Des pages blanches ça et là souillées. 
C’était tout.

Sohail ne cherchait pas que le bon endroit.
On le regrette un peu, parfois.