C’est Ferdinand Chabre encore.

Il s’avance un peu.
Petit chapeau sur le crâne aujourd’hui.
Non, je dis n’importe quoi, pas petit chapeau, non.
Plutôt une sorte de toque. Improbable.
Peu importe.

Il ne pleut pas mais il a plu.
Il se promène, baguenaude, flâne, musarde.
C’est comme on voudra.

Tout pourrait aller si bien.
Mais une chose sombre s’obstine à pourrir sa petite routine.
Indéfinissable, mais lourde.
Une appréhension, quelque chose comme ça.
Sensation d’une coulée de plomb dans les poumons, a-t-il osé penser.
Mais il s’est trouvé très prétentieux.

C’est qu’il a entendu toutes ces choses, ce matin,
qui se disaient à la radio,
juste après le vingtième Nocturne de Chopin.

Flash infos, comme ils disent.
Auxquelles il avoue ne pas comprendre grand chose.
Des trucs qui puent la haine, surtout celle des autres”,
a répondu au journaliste une femme qu’il interrogeait.
Mais il ne sait plus quelle était la question.

Il vient de penser,
de se dire,
d’articuler, en silence même,
que c‘est impossible, tout ce qui se trame.
Pourtant, suffit de lire les journaux.
Ferdinand Chabre ne lit pas les journaux.

Il lit ce qu’il voit dans les quartiers de la ville triste qui n’existe pas,
dans laquelle, ce matin encore,
comme presque tous les matins,
il a décidé de baguenauder.
Les visages, les abattements,
la manière qu’ont les gens d’être fatigués.
Déjà, même jeunes, en berne.

Il déambule.
Il aime déambuler dans la ville masquée,
malgré le temps qu’il fait.

Mais par ces temps-ci qu’il nous est imposé d’accepter,
mais qu’on voudrait ne pas tolérer,
le trouble est grand et détériorée la baguenaude.
Le ciboulot s’agite. Même chez Ferdinand.

La tolérance.
Ferdinand Chabre pense qu’il faut se sentir supérieur pour tolérer.
Et ça, il ne peut pas.
On ne tolère pas un frère, une sœur, une amie, un ami, une voisine, se dit-il.
Ce serait comme si on pouvait ne pas les accepter,
comme si on voulait pouvoir les nier, non ?
Une attitude de maître qui tolère qu’on ne soit pas à sa hauteur.
Non ?
Il est un peu rêveur parfois, Ferdinand Chabre.
Mais ça peut aider de se poser ces questions.

Il se dit ce matin que les temps d’avant
seraient de retour si on se mettait à penser mal.
On avait bien dit qu’on ne serait plus jamais ça, des barbares,
que les méfiances, c’était bel et bien fini, que, et que…
Mais, comme lui avait dit son professeur de philosophie il y a bien longtemps,
“on est toujours le juif, l’arabe, l’idiot de quelqu’un”.
Le nègre aussi, j’oubliais le nègre pour supplément de mépris…

Oh, et puis, qu‘est-ce que ça veut dire tout ça ?

Il s’emballe un peu, Ferdinand, quand ces angoisses le prennent
et qu’il ne parvient pas trop à comprendre
ce qui s’empare (ce plomb) de ses poumons…
Il est perturbé.
En cachette, comme on dit au pays des enfants, lui viennent quelques larmes.

Il aurait bien aimé, Ferdinand Chabre,
avoir cette intelligence-là
qu’ont les gens quand ils parlent de tout ça.
De tout ce qui se passe et dont les autres parlent.
Argumenter bien, trouver les mots et les idées.
Pour dire qu’il n’est pas d’accord.
Il aurait bien aimé.

Tous ces gens si sûrs d’eux, ça le dépasse.
Il n’aime pas trop les mentons qui en veulent,
les certitudes, les je sais, les il faut, les y’a qu’à, tout ça.

Il baguenaude, je l’ai dit,
mais sa promenade est délabrée ce matin.
Autour de lui, la ville aussi. Depuis longtemps.
Triste, esquintée, vétuste, sabotée, c’est sûr.

Mais pleine de gens différents
que Ferdinand Chabre, à l’instant,
sous la fine pluie qui a recommencé de tomber,
se jure de ne jamais tolérer.
On ne tolère pas l’humanité, souffle-t-il.

On ne tolère pas l’humanité !
C’est dit.
Cet après-midi,
pour la première fois,
il ira manifester.
Pour que ça cesse.

Ferdinand est rentré chez lui. Un peu précipitamment.
Son chapeau, sa toque, prise par le vent, s’est envolée, qu’importe.
Il a grimpé les quatre-vingt-dix marches
pour se hisser dans son petit appartement.
Il s’est fabriqué une pancarte (sa première).
Il y a écrit en sobres lettres noires, mais en majuscules quand même :

PRÉAVIS DE RÊVE *

Il a trouvé ça bien.
Il a avalé un reste de sandwich,
une gorgée de Côte du Rhône.
Il se sentait vivre.
Et il est sorti.

À bientôt !


* Très joli slogan aperçu quelque part dans la Drôme. Je m’en suis emparé.
Qu’on ne m’en veuille pas. Merci à qui l’a imaginé !