Je ne sais pas vous, mais moi je ne sais plus très bien où on en est.
Je me sens comme un peu fatigué.
“Un peu, beaucoup, passionnément” comme on chantonnait quand on était mômes.
Ça se terminait par “pas du tout”, dans un éclat de rire…
et ça parlait, en effeuillant une marguerite, innocemment d’amour d’enfance,
comme seuls les mômes peuvent le faire.

Mais aujourd’hui…
pas vraiment envie de rire aujourd’hui.
Ni un peu ni à la folie.
En fait, pas du tout.

Parce que quoi, depuis le début de cette histoire de grippette devenue une pandémie sans fin,
on nous dit tout et son contraire
avec l’assurance de ceux qui ont la situation bien en main…
Enfin, quand je dis qu’on nous dit tout et son contraire,
je parle, vous l’aurez compris, du “pouvoir”, des “autorités”, de “ceux qui nous dirigent”
et pour qui nous sommes, c’est évident, tous présumés coupables.
Sinon, pourquoi s’acharner à jouer du bâton, à agiter les punitions,
les amendes, les restrictions, les menaces ?

Coupables donc aux yeux de nos “dirigeants”.
Coupables de ne pas respecter les sacro-saints gestes barrières.
Coupables de faire la nique aux jauges.
Coupables d’organiser des apéros clandestins,
de demander qu’on rouvre les restos, les bistrots, les musées.
Coupables d’avoir besoin de sortir, de ne pas aimer vivre sans vivre,
de réclamer de pouvoir aller se faire une toile, “en vrai”, pas à la téloche.

D’ailleurs, parlons-en de leur téloche.
On ne voit pas beaucoup s’agiter de masques sur les plateaux des émissions de variétés.
On y voit quelques imbéciles démasqués, toujours les mêmes, toujours si heureux d’être là
(les Bruel, les Vianey, les Obispo, et j’en passe – que du talent à l’état pur, j’vous jure),
se congratuler, se serrer la pogne, s’embrasser.
Mais bon, tout ça se fait sous les ors du Palais de Versailles,
et c’est financé par le service public.
À croire que ça change tout.
Sans doute.

Mais que les théâtres, les musées, les salles de concerts puissent,
avec des protocoles sanitaires pourtant hyper sécurisés, rouvrir,
il ne saurait en être question.
Pourquoi ?
Donnez du pain au peuple, pas des brioches !
Entre la carotte d’une vie qui ressemble à la vie
et le bâton pour faire peur à ceux qu’il prend pour des cons,
le pouvoir (“on”) a choisi.
Et tant pis si le nombre de victimes de dépression en arrive à dépasser
celui de victimes virales de la pandémie…
On ne le saura que plus tard.

Mieux vaut pour le pouvoir l’ennui
qui est selon Cholodenko
le désir privé du désir de se réaliser
Il y arrivera, il nous y mène.
Nous pourrions en crever.

Sauf à tenter de passer entre les doutes.
Ou à s’en révolter.


Mais je n’étais pas venu pour râler.
L’humeur maussade a dépassé mes envies.

Je voulais vous proposer, en ces temps de “couvre-nuit”, une petite lecture
qui aura, selon vos envies, à voir ou non avec l’air néo-libéral du temps :

C’est un texte, signé d’un homme de lettres anonyme.
Je vous le propose en onze très courts épisodes quotidiens à partir d’aujourd’hui…
Il n’est pas interdit, une fois tombé le couvre-nuit, d’y réagir !

Voici :


LA MÉCANIQUE DES LETTRES

1.

On ne regardait plus les pendules, jamais. On était payés à la tâche, c’est-à-dire qu’on avait une certaine quantité de courrier – variable selon les jours – à distribuer, et qu’une fois ces sacs triés et distribués dans les boîtes aux lettres, on pouvait partir, rentrer chez nous ou aller au bar. Alors, on en avait passé des heures dans les troquets, au Télégraphe ou à La Piscine. Tous ces vélos jaunes garés sur le trottoir et tous ces uniformes qui picolaient des demis à onze heures du matin. Et les repas à trois euros à la cantine, le restaurant inter-entreprises La Poste-France Télécom. Et les collègues qui n’allaient pas à la cantine et qui restaient à picoler au Télégraphe, parce que les coups en terrasse avec les copains c’est ça qui leur permettait de tenir. Alors ils restaient là, et on les retrouvait au même endroit une heure après. Et les pauses-cafés dans la nuit et le froid, déjà la pause alors qu’il n’était que huit heures du matin et qu’il caillait, on se mettait un peu à l’abri pour fumer une cigarette. Et la découverte des nouveaux quartiers, les rues qu’on n’avait jamais prises avant et qu’on explorait méthodiquement, boîte aux lettres par boîte aux lettres, maison par maison, immeuble par immeuble, jusqu’à les connaître par cœur. Et la dame folle qui nous poursuivait dans les rues chaque matin pour savoir si elle avait du courrier, et on savait très bien qu’elle n’en recevait jamais. Et les après-midis perdus à dormir quatre heures quand on s’était allongé pour une sieste de vingt minutes, mais la fatigue accumulée avait pris le dessus. Cotonneux, jusqu’au soir. Et les collègues sympas qui déboulaient de nulle part pour nous aider à finir la distribution d’une tournée qu’on ne connaissait pas; on croyait être là encore pour une heure et avec leur aide en quinze minutes c’était bouclé. Et les blagues les plus lourdes de la Terre, qu’on finissait par en rire d’entendre les mêmes mots tous les matins. Et d’être touché par l’humanité de ces collègues, qui étaient aussi les plus humains de la Terre. Et les chefs qui mettaient la pression sur les CDD la veille des jours de grève, leur disant de bien venir le lendemain sous des prétextes fantasques. Les chefs, les mêmes, un an plus tard, qui partaient en dépression ou qui se faisaient muter dans un autre bureau sans prévenir personne ni dire au revoir; épuisés de jouer leur rôle de fusibles dans le grand jeu de la privatisation postale.


Demain, la suite.


Pour le reste :
un document intéressant, venu de Belgique.

Puis, sa critique dans Libération :