Dernier épisode, aujourd’hui de ce feuilleton perrosien.
Bonne dernière (?) lecture !


Le paradis

T. est toujours couchée. Elle vomit. Elle fait du toboggan nostalgique. Moi, je fais les courses, je suis debout, je mange ce que je veux. J’ai été malade, déjà. Je suis déjà resté au lit plusieurs jours. Ça suffit pour devenir fou de l’existence, des gestes, des habitudes que les autres continuent de mener. Rien que d’entendre le bruit d’une conversation dans la chambre à côté, conversation debout, c’est affreux.



Le papier

Je me fais vieux. Écrire m’ennuie. Moins que de ne pas écrire. Alors je fais des manières. Je trouve préférable de travailler sur un certain papier cartonné, lisse, glacé. La plume va plus vite. Je suis allé à Quimper, aujourd’hui, pour trouver ce genre de papier. Oui. Malheureusement quadrillé, mais vert liquide, vert d’eau plus simplement. J’ai rangé le paquet dans un tiroir. Je n’oserai qu’avec peine l’attaquer. Ce que j’écris, en général, ne vaut pas si cher (400 francs). Mais il y a ce que je pense, sans le vouloir, ce qui me prend, comme ça, n’importe où. Si je suis à moto, je m’arrête, exactement comme si j’allais pisser. Le moindre bout de papier est bon. J’en retrouve des tas, dans mes poches, j’aurais envie de dire : à la fin de l’année. Puis le travail. Qui exige une autre attention. Une autre écriture. Curieux, l’écriture. Un critère. Je sais ce que vaut un texte d’après l’écriture. Si elle est illisible, c’est peut-être du meilleur, toutes proportions gardées. (Il est toujours question de moi.) Si elle est trop claire, trop nette, je me méfie. Odeur de suif. Quand les deux s’épousent, alors, oui, on peut y aller. C’est publiable. J’ai longtemps écrit, comme tout le monde, sans penser à la publication. Je n’imaginais pas la chose possible. Quoi, ces quelques lignes maladroitement orthographiées, il suffirait que je les tape à la machine pour qu’elles paraissent. Ô paresse, dirait je ne sais quel vicieux du calembour, qui m’agite. Et pourtant oui, paresse. Je suis resté de l’avis de Valéry. Montrer ce qu’on fait n’est pas honnête.



La mort

Je suis allé à Q. aujourd’hui. Pour rendre service à la crêpière, dont le fils est pensionnaire au Lycée. Rue Fréron, ou quelque chose dans le genre, je ne sais plus. Je ne connaissais pas cette rue. Amusante. Avec de vieilles maisons qui croulent sur le trottoir. Pas mal de plaques de cuivre. L’habitant. Notaire, avocat, médecin, je n’ai pas eu le temps de voir, j’étais à moto. Je suis revenu très vite. Il pleuvait. Je me disais : “Si ma chaine saute, et la chose est courante, la roue arrière se bloque, et c’est le dérapage, c’est la chute.” Réflexion courante. J’accélère, comme un imbécile. Je pense : “on verra bien”. La moindre descente est bonne pour affoler le compteur, d’ailleurs déréglé. Mais le vent est là. Pas la vitesse. Le vent. À partir de ce moment-là, je ne crois plus à la mort. Je me sens parallèle aux choses, qui bougent aussi, grâce au vent. Je me sens concerné par une complicité… cosmique, qui rend la mort inutile puis que tout l’est déjà, et s’en fout. Bref la mort, c’est d’y croire. On renaît. On la vexe ? On l’annule. Biens sûr que je vais mourir sous mon nom. Mais j’aurai vécu un peu. Assez pour savoir que c’est passionnant et terrible. Assez pour en être satisfait, quoique légèrement étonné. Persuadé de mourir à côté de la vie. Je n’aurai ni tout dit, ni tout pensé, ni tout vu. J’aurai fait l’impossible, avec les moyens du bord; Les misérables finissent, vingt sous en poche, par regarder le ciel, un arbre, un brin d’herbe. Un sourire. Il y a pas mal de temps que j’en suis là. Très heureux d’avoir saisi cela. Je suis au point vivant, qui ressemble au point mort comme une goutte ressemble à une autre, sur les fils télégraphiques. Elles se rejoignent, cependant. Forment une larme, un gros chagrin liquide, qui tombe par terre, dans l’indifférence générale.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Voilà donc le terme de cette petite, mais à mes yeux très grande aventure,
tant me semble riche, sensible et bouleversante
la ligne qu’a suivie Georges Perros – je devrais dire qu’il a tracée, inventée.

Demain est un autre jour.


À bientôt ?