Perros, pénultième.
Quelques presque derniers frémissements de plume
pour nous accompagner dans l’interrogation de qui était Georges Perros.
Quand c’en sera fini, qui pour nous accompagner ?
Qui pour que nous cessions d’être en mauvaise compagnie,
comme avait dit Valéry que serait tout homme seul ?


Mélanie

C’est ma propriétaire. Elle a perdu son père, corps et biens en mer. Elle avait quatre ans. Sa mère est devenue aveugle à cinquante-huit ans. Elle l’a soignée. Vieille fille. Elle dit qu’elle est “blanche”. Un soir, elle m’a interdit de sortir, main au loquet : elle avait quelque chose d’important à me dire. Ça la faisait tanguer. Ça ne sortait pas facilement, elle craignait de m’avouer la chose. Se contentant d’un : “Si j’avais su, je ne vous aurais jamais pris chez moi. – Ah ! Pourquoi ?” L’entretien a duré deux heures. Enfin, elle y est allée bravement : “Eh bien voilà, on m’a dit que vous étiez un bohème.” Ouf ! Je l’ai rassurée. Lui ai demandé si elle connaissait le sens du mot. Non. J’ai ri un peu fort. Elle fut très vexée.
Elle se saoule très régulièrement. Elle veut travailler. Alors, certains soirs, elle va à la criée, titubant. On la renvoie, en la traitant d’ivrognesse. Elle l’avale mal. Le lendemain, elle vient me trouver : “Qu’est-ce qu’ils ont après moi, monsieur Georges. Allez donc savoir, je vous en prie. Je suis hardie, hein !” J’y vais. Je me trouve dans un bureau, face à un mareyeur, drôle d’espèce. Je viens demander ce qu’on a après Mélanie. On me répond qu’elle boit, que ça fait des dizaines d’années qu’elle boit, puis que pendant la guerre, avec les Allemands, ouais… Que c’est non pour le travail. Qu’on la connaît mieux que vous, monsieur, voyons… Je reviens. Je luis dis que c’est à causse de sa vue, très faible, qu’on la refuse. “Moi, ma vue, mais j’enfile d’un coup une épingle dans un fil ! Ça alors !” Bon. Elle veut travailler pour avoir sa sécurité sociale, si elle tombe malade. Discours. Je lui chuchote que moi aussi, il m’arrive de boire un coup, que ce n’est pas déshonorant, mais qu’il vaut mieux aller se coucher quand ça tourne. “Oui !” Elle ne boit que du lait, dit-elle. Si vous lui offrez un verre de vin, elle lève les bras au ciel : “Pour qui me prenez-vous !” Que faire ? j’en suis là. En attendant, je ne peux plus rien foutre.



Le vin

J’ai tendance à boire. Le soir surtout. Mais dès que je me lève, l’urgence liquide se fait sentir. D’où vient ? Cette sécheresse des lèvres, cet embarras du côté intestinal, c’est la séquelle toujours renouvelée, c’est l’impossibilité de s’arrêter. À vrai dire, je bois beaucoup. Du vin, de la bière, toutes les occasions sont bonnes. Ce n’est pas par plaisir. Dès que je me trouve devant un demi, ou un verre de vin, dans un café, l’ennui me prend. Un ennui voulu. Mais qui persiste. Qui ne m’oublie pas. Qui se venge. Exactement comme si mon corps m’en voulait de l’avoir traîné en maints endroits inintéressants. C’est ce que je ressens, très fort, chez les autres, quand je suis invité. Je paie mon écot, le langage est souverain, mais c’est une ride de plus. Pourtant, j’ai plaisir à sortir de mon trou. À parler. À voir des gens. Mais je maîtrise mal, je laisse trop de liberté au voyou qui s’impatiente en moi, qui ne se trouve bien nulle part, non par détestation d’autrui, mais par goût du vent, de la pluie, du beau temps. Bref, ce que je comprends bien, c’est l’oiseau, ce clochard éternel, qui vit en moi, coincé, ou attentif.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Dernier souffle de cette perrosienne déambulation, demain.
Il reste bien des choses à en découvrir.
Voyez, en cette sinistre période de confinement, votre libraire préféré.
Il vous fera connaître, bien mieux que moi, ces choses-là que nous a offertes Perros.
Les bons conseils ne viennent pas d’Amazonie
Ni la chaleur, ni le regard, ni la convivialité d’une librairie.
Ni la complicité.

À demain ?