“Ils avaient tort, ceux qui pensaient qu’il avaient été assez malchanceux pour affronter deux conflits à la suite. Ce n’était pas une suite mais une continuation d’un seul et même mouvement. La mécanique était amorcée depuis trop longtemps. Cette guerre ne pouvait pas se suivre sur les cartes, avec des positions qui se gagnaient ou tombaient. Les repères géographiques n’importaient plus, l’empire de la démence se mesurait à la disparition des femmes. Menacées si elles sortaient, insultées si elles osaient seulement se montrer depuis leur balcon. Elles pouvaient être emmenées, juste parce qu’elles étaient dans la rue, parce que leur voile n’était pas assez noir, les gants pas assez mats. On ne les revoyait jamais. Combien étaient-elles, celles qu’on avait entraînées dans les voitures de la hisba* ? Les autres étaient emmurées vivantes. Les voiles s’épaississaient, leurs contours devenaient de plus en plus vagues, la voix même était proscrite. Les femmes devaient se soustraire au monde et à elles-mêmes. Sans qu’on y prenne garde, les techniques de dissuasion personnelle s’étaient muées en punition collective. Interdiction de se montrer, impossibilité de se voir. À la place, des mots empoisonnés, des fantasmes violents. Le tabou de leur humiliation était dans tous les regards. La peur des sévices derrière le mot disparition. L’ignorance sur la nature des bourreaux. De ne pas savoir de quelles mains, de quelles nationalités. Au nom de quel dieu ou sur le déshonneur de quel drapeau elles étaient sacrifiées ? Comme si le détail pouvait devenir un motif de consolation. Celles qui mouraient et dont on retrouvait les corps avaient droit à de discrètes funérailles, et il y avait celles qui en réchappaient et dont on ne voulait plus. Elles devaient supporter le silence injuste de la honte et la mort qui fermentait dans leur ventre. Asim le sentait, cette fêlure, de plus en plus profonde, s’insinuait dans ce qu’un pays avait de plus intime, dans ce que la vie avait de plus sacré.”

* Police islamique


Lecture fascinante et fascinée.
Celle de ce premier roman de Julie Ruocco.
Un peu moins de 300 pages exaltantes
sur fond d’un sujet pas vraiment délectable :
la répression dans le sang de la révolution syrienne,
la folle dérive islamiste,
et le basculement dans les plus noires ténèbres
d’un pays qui ne demandait qu’à respirer.
Mais ce fut, comme c’est si souvent le cas, son tort.

Julie Ruocco ne fait pas que narrer la guerre
(ce qui semble pourtant déjà vertigineux),
s’appuyant sur ses personnages, elle y réfléchit.
C’est quoi au juste la guerre ?
Quelle en est l’odeur ?
Quels en sont les séismes ressentis au plus intime de qui s’y frotte ?
À quoi servent les grands trous dans l’âme qu’elle laisse ?
N’apprenons-nous décidément rien de notre Histoire ?

Rien ne nous est épargné,
mais dans une écriture à ce point lumineuse,
si pleine de concrète poésie,
si rythmée aussi,
qu’on accepte sans rechigner
que nous soit détaillée
l’horreur de la vérité.

Un vibrant hommage aussi
(arraché à leur douleur, à leur force infinie, à leur dignité)
aux femmes qui ont fait les révolutions arabes.

À lire si on veut bien ne pas se bercer d’illusions.


À bientôt ?