Onzième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici, le blog ici.


XI. L’attente

1. Ce soir-là

C’était un de ces soirs.

Un de ces soirs comme on en connaît sous ces latitudes-là. 
On dit “sous ces latitudes-là”, mais en fait on ignore de quelles latitudes il s’agit.
On ne sait pas où se déroule l’histoire qu’on s’apprête à raconter..
Du reste, l’endroit importe peu des récits comme celui-là.

C’était un de ces soirs
où l’orage menace et fait craindre
les éboulements et les glissements de cette terre ocre et tête-de-nègre
qu’on foule un peu partout là-bas. Lourde, mordante, rance,
qui ne demande, quand un peu d’eau s’y mêle, qu’à devenir une
désespérante bourbe aux odeurs qu’aucun vent ne peut vaincre avant longtemps.

Le soleil avait depuis peu commencé son lent trajet de disparaître
derrière les sommets. Au travers de noirâtres nuées rouge violacé
qui ne demandaient qu’ à s’électriser, et se déchireraient bientôt
d’éclairs blanc argenté, il partait inventer une aurore de l’autre côté.
La chaleur, lentement, aurait dû céder sa place à ce que la nuit inventait
chaque nuit de fraîcheur.
Mais non. Pas cette fois.
C’était un été bousculé.

Assise sur le sol natté de la guitoune qui, cette nuit encore,
entreprendrait de l’abriter, la vieille Tinifsan avait offert le lait
de chèvre à Afalkay.
Le vieux luthier tentait de réparer la table fendue d’un oud endommagé;
disons ça, mais c’était peut-être un biwa ou une mandoline, on ne sait pas.
Pas plus qu’on ne sait si Tinifsan et Afalkay s’appelaient vraiment comme ça. 
Qui s’en soucie ?
Tout ça n’importe pas dans des récits comme celui-ci.

Quand on se taisait, on écoutait la pluie.
On entendait renâcler les boues qui – avant de dégringoler vers l’en-bas où
tout le monde les craignait et, sans doute, se barricadait – borborygmaient
dans une nuit qui ne s’embarrassait plus maintenant d’aucune timidité.
Une nuit occulte, couleur de corbeau déployé, le bec en avant cherchant
à déchirer le vent en s’y précipitant.


Les deux, Tinifsan et Afalkay, s’étaient beaucoup parlé (on dira de quoi),
mangeant avec les doigts les frichtis que la vieille avait, au cours de la
soirée, préparés puis sortis du feu.

Les paroles s’étaient doucement érodées. 
Les fatigues s’étaient imposées.
Le corps des vieux est plein d’histoires trop lourdes à transbahuter.

Ils finirent par s’endormir, vieux abandonnés pesant sur le sol natté humide
et chaud, malgré le barouf scandé des pluies et les mugissements éparpillés
des vents.

Dormeurs inconscients des menaces, ou dormeurs secrètement prompts à
saisir l’occasion d’en finir, ils avaient laissé, sans même tenter de s’en
protéger, la nuit, le vent, la pluie faire leur travail de nuit, de sauvage nuit.

Il se trouve que les rêves s’emparent des vieux comme ils le font des nouveaux-nés.
Mais ce sont d’autres rêves.
Moins étonnés peut-être, en ceci qu’ils sont faits pour partie du passé.
Sans doute plus résignés, moins acharnés.
Toujours hypnotiques pourtant.
En vérité, on ne sait rien de tout cela.

Ou alors tellement beaucoup trop tard, quand enfin on ne rêve plus.

Tinifsan et Afalkay avaient, ce fut dit déjà, tout au long de cette soirée,
beaucoup parlé. Beaucoup imaginé de choses, beaucoup brassé de souvenirs.
Mémoires complices le plus souvent.
Réminiscences secrètes et surprenantes parfois. Évocations de ceci de cela
que le vieil homme avait oublié, que la vieille femme vivait encore et toujours.
Sans doute la mémoire des femmes est-elle moins pressée d’indifférence.

Ce soir-là, donc, Tinifsan et Afalkay
– enfin, ce fut Afalkay principalement –
craignant les dangers de l’incompréhension, rejoignirent, dans leur conversation,
les rives qui leur semblaient plus confortables des historiettes inoffensives,
des constats, des petits mystères depuis longtemps partagés, des questions
sans réponses, des sortilèges surtout de la grande bâtisse depuis longtemps
inoccupée qui veillait et surveillait au sommet du tertre en surplomb du village.
Quand avait-elle été construite déjà ?
Et à quelles fins ?

Ce grand lieu vide sans plus de fonction alimentait dans leur petite communauté
les fantasmes les plus fous, les peurs les plus irrationnelles.
Personne n’osait songer à y entrer, dans cette demeure qui ne faisait plus que demeurer.
Personne même n’imaginait plus possible de gravir la colline sur laquelle avait été
construit l’autrefois splendide castel, archaïque folie aujourd’hui.

Tous lui attribuaient de maléfiques pouvoirs.
Tous s’en taisaient.




2. Tinifsan


Longtemps après Afalkay, Tinifsan s’était endormie. 
Elle avait veillé à accompagner la braise jusqu’à ce qu’elle fût complètement
devenue cendre.
La guitoune était tout ce qu’elle possédait,
il ne fallait pas risquer l’incendie et la laisser
s’envoler en fumée.

Fût-ce par fatigue, la vieillesse n’acceptait pas qu’on abandonnât ce qui la faisait vivre.

Tout,
au sommet du tertre,
à l’extérieur de l’étrange bâtisse de bois vermoulu chargée de torchis rose renfrogné,
tout,
qui de là-haut semblait avoir l’œil sur tout et qui pourtant était sans autre vie
que celle du vent,
tout s’était enveloppé d’un brouillard vert et mauve à faire pâlir d’envie la nuit.

Seul parfois un pli de lune laissait entrevoir la courbe d’un mur bousillé.
Un de ces murs dont les hommes s’enferment pour se séparer des autres,
comme s’il fallait s’en protéger.

Dans son profond sommeil, Tinifsan se voyait s’y promener, belle, perchée
sur elle ne savait quelle chaude rafale de vent, comme envolée.
Jeune comme elle ne l’avait peut-être jamais été.
À la fois prisonnière enfant et vieillarde libérée.
Les rêves font des miracles dont on n’oserait pas rêver.

Au ciel étaient suspendues des couleurs qu’elle n’avait jamais vues et qui doucement,
au gré du vent soudain apaisé, indolemment se balançaient.

Mollement, comme portée par un nuage, elle approchait ­­du grand porche en bois
de la vieille bâtisse. Il lui sembla entendre des plaintes, des voix peut-être,
comme venues de gorges baîllonnées, mais sans colère, sans révolte, sans désespoir,
pensa-t-elle même.

C’était comme une musique à plusieurs voix dont chacune avait ses rythmes
et son tempo, chacune aussi sa tessiture. Mais distantes, à la fois les unes des autres
et de Tinifsan.

Ou alors était-ce le peu de vent qui les éparpillait ?

Plus exactement, c’était comme si, de l’autre côté de ces murs, continuait une vie
qui n’avait jamais cessé, feutrée, une vie qui se proposait de vivre sans presque de bruit.
Un chuchotement de vie, en quelque sorte.
Il arrive que la vie des hommes ne soit que cela, des clapotis, des chuchotis.

Tinifsan s’approcha encore.

C’était curieux, dans son rêve lui revenaient certaines des exclamations d’Afalkay
au cours de leur soirée.
Elle les entendait, soufflées, de l’autre côté de la grande porte en bois.
Oui, elle l’aurait juré, c’était bien sa voix.
La vie réelle se mêlait intimement à la vie rêvée.
Ou bien était-ce tout simplement ça, la vie, enfin ? Elle ne savait pas.
Peut-être, après tout était-elle en train de mourir, ou déjà morte ?
La question, dans son rêve en tous cas, ne se posait pas.

Tinifsan ne sut pas pourquoi elle se mit à frapper à la porte en bois qui semblait
tout à la fois ne plus exister et lui résister. Elle tambourinait sans relâche.
Elle criait Ouvrez-moi, ouvrez-moi !
Il était devenu impérieux d’entrer dans ce lieu que plus personne jamais ne visitait.
Sans qu’elle sût pourquoi, il le fallait. À tout prix, il le fallait.
Ouvrez-moi, ouvrez-moi !

Mais, pas plus qu’elle-même, personne n’entendait ses appels, ses supplications
désespérées. Les voix, de l’autre côté, continuaient de chuchoter,
n’avaient rien cessé de leur presque muette messe.

Personne n’entendit Tinifsan au pied de la porte s’écrouler et
de ses ongles gratter le bas de l’huis fermé, comme cimenté.

Personne non plus ne l’entendit se réveiller.




3. Afalkay


Quand Afalkay se réveilla, la pluie avait cessé de tomber, le vent s’était calmé,
le jour n’était pas encore levé, la fraîcheur avait envahi la guitoune et Tinifsan
s’était, pour se rendormir, collée à lui, à la recherche d’un peu de chaleur, sans doute.
À celle aussi, peut-être, d’un peu de consolation.
On ne sait jamais de quoi on a besoin d’être consolé, mais on en a un tel besoin.

Le vieil homme s’était réveillé comme en colère.
Vilain rêve. Souvenirs diffus.
Craignant de réveiller Tinifsan, il resta immobile.
La natte pourtant lui mangeait un peu le dos.
Mais qu’importait le dos !
Il était surpris qu’elle ait eu l’envie de se rapprocher ainsi de lui.
Si vieux et elle si vieille mais un peu moins quand même.
C’était inespéré. Étrangement doux. 
Il se sentit sourire.
En même temps envie de pleurer. Mais non.

Tentant de retrouver un peu de sommeil encore, c’est le rêve qu’il retrouva.

Ils étaient nombreux, enfin un certain nombre, dans cette maison au sommet
du tertre dont les portes ne s’ouvraient plus que parfois la nuit, et seulement
la nuit, pour laisser sortir ceux qui iraient aux champs, pour laisser rentrer ceux qui
revenaient de la chasse. Une vie programmée, secrète, dictée par une seule attente,
l’arrivée, le retour, des maîtres de céans, au profit desquels tous, depuis des années,
devaient continuer là de s’organiser.
Et continuaient.
Et attendaient.
Attendaient un retour que rien ne présageait.

Afalkay, dans son rêve, ne savait pas ce qu’il faisait dans cette chuchotante tribu
dont il avait tôt senti qu’elle était très hiérarchisée.
Il devinait que, nouvel arrivant, sa position serait des plus précaires.
Comme tous dans l’impénétrable demeure, il avait d’emblée murmuré
ce qu’il aurait dû ou voulu dire et que, ailleurs, spontanément, il aurait dit à voix haute.
La loi du silence, dans cette étrange communauté, avait depuis longtemps été imposée.
Mais, au fil du temps, une tolérance l’avait adoucie, et le silence, s’il n’était plus
une incontournable obligation, devait cependant rester le repère de ce vers quoi
il fallait tendre. 
Aussi avait-il été choisi de chuchoter.
Depuis quand ? Personne ne savait.
Personne non plus ne savait qui édictait et imposait ces règles.
Ceux, sans doute, qu’ici on attendait.
Mais personne ne savait qui ils étaient.
Pas plus s’ils viendraient.

Dans la bâtisse, il n’y avait que mouvements du nombre, que bruissements inquiets.
L’attente, puisque l’attente était la primordiale occupation, s’organisait
dans ce qu’il convenait de taire.
Et qui se taisait.

Ce qu’il fallait vivre, dans et pour l’exclusive attente des maîtres,
apparaissait comme une inexorable nature.

C’était donc le temps d’une attente imposée qui régissait la vie. Mais ce n’était pas
n’importe quel temps, c’était le temps de l’autre. C’était le temps de celui qu’on attend.

Dans le chuintement de cet obéissant et silencieux brouhaha, il avait semblé
à Afalkay entendre parfois, au travers de la porte d’entrée, la voix de Tinifsan.
Sa révolte, comme une insoumission qui aurait ouvert la porte aux rêves,
les doutes qu’elle avait exprimés lors de leur soirée dans sa guitoune par l’orage menacée.

C’était un trouble.

Dans son rêve, il avait entendu, au-delà de la porte close, une voix appeler,
puis des ongles gratter,
puis le silence et le souffle d’un nuage
qu’il avait imaginé mauve et un peu vert s’éloigner.

Tinifsan dormait, abandonnée.
Il se sentit trop vieux pour oser la caresser.
Il regarda couler à ses pieds un mince filet d’eau.
Ni elle ni lui n’avaient été mouillés.
Ç’avait été une bien belle soirée

Il regrettait.



4. À l’aube

Quand Tinifsan enfin se réveilla, elle ne fut pas étonnée de retrouver là
Afalkay, prêt à s’en aller, l’instrument réparé sous le bras
(c’était un vieil oud, j’ai vérifié).

Il fut entendu qu’ils ne se reverraient pas. 

Pourquoi ?
Parce que c’était bien comme ça, avait-elle déclaré.
Les vieux, tu sais, ça n’espère pas.
Afalkay avait opiné mais ne sut pas pourquoi.

Ils burent ensemble dans un grand bol un reste de lait de chèvre que l’orage
n’avait pas fait tourner, puis s’embrassèrent comme on ne le fait pas quand
on pense qu’on est trop vieux pour ça. 

Quand même, tous deux, voulurent ensemble gravir le tertre.
Regarder, une dernière fois sans doute, la bâtisse. 
Peut-être avoir l’audace de tenter d’y entrer.

Le trajet fut long, d’autant que les jambes, les poumons et les reins n’étaient plus tout à fait au rendez-vous.
Le sommet, ce matin, était encore dans la brume qui succédait aux pluies de la nuit.

Tinifsan et Afalkay, silencieux par économie,
marchèrent,
montèrent,
grimpèrent,
de plus en plus courbés.
Le souffle venait parfois à manquer.

Alors, ils faisaient une pause, puis reprenaient leur ascension, n’ayant plus en mire
le plus souvent que leurs pieds. On courbe l’échine dans la difficulté.

Enfin, le moment vint ou la déclivité s’attendrit.

Les deux vieux n’eurent comme premier réflexe que de regarder vers le bas,
histoire d’estimer le trajet parcouru, puis lentement se retournèrent.
Les brumes s’étaient dissipées, le soleil s’était levé dans un ciel rose
qui voulait se faire pardonner les orages de la nuit.
Il y avait comme une odeur de sein donné, de naissance, de renouveau.
Trois oiseaux chantaient.
On entendait des chuchotis aussi.
Mais sur le tertre en surplomb du village, la bâtisse avait disparu.

Avait-elle seulement existé ?

Il allait falloir rentrer,
affronter la boue,
s’en aller.