Neuvième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici, le blog ici.


IX. L’emprise


On n’avait jamais vu pleurer Ankhbaatar avant.

Le vieux sage avait toujours gardé pour lui ses émotions,
si bien que nous le pensions tous indifférent, sec comme un vieux pain.
Alors que tout – à commencer par ses yeux et ce qu’ils contenaient de lumière –
disait le contraire, on avait, semblait-il, fait vœu de cécité
et ils n’étaient pas rares, dans notre petite communauté,
ceux qui le prétendaient rassis.
Certains allaient même jusqu’à le trouver fini
et ne voyaient plus dans ses réflexions et conseils
que de vaines radoteries.
On admet des vieux qu’ils soient des sages, on leur reproche vite d’être vieux.

C’était ainsi.

Aujourd’hui, le vieil Ankhbaatar baissait les yeux,
des yeux noyés qui souvent venaient se répandre en larmes
sur ses glabres joues tannées.
Une honte s’était emparée du vieil homme depuis ce jour
que tout le monde ici appelait le jour du drame.
Le drame de Chuluun.
Chuluun, le musicien aveugle.

C’était il y a plus de trois fois quatre saisons,
à l’approche de l’été, à la nuit tombante,
au pied du Shankh, le monastère protégé des grands vents à flanc de haute montagne.

Voici.

Quand Chuluun, pauvre musicien errant,
était arrivé aux portes du temple, épuisé,
il s’était écroulé et avait passé là une longue partie
de cette fin de journée, étendu sur le dos, comme tétanisé,
à l’ombre d’un stûpa, serrant contre lui son Yatga
dont l’état impeccable contrastait avec celui, pitoyable, de ses vêtements;
pas une seule des dix cordes en boyau d’oie n’y manquait,
les chevalets, bien en place, ne voilaient pas et on aurait pu en croire,
tant son verni était lisse et sans lézarde, la caisse neuve,
alors que l’instrument était, c’était évident, très ancien.

Ce qui frappa Ankhbaatar quand il le trouva, ainsi endormi, abandonné,
le deel effrangé de partout et déchiré au niveau des épaules,
ce furent les belles et grandes oreilles du musicien, que son chapeau,
pas plus qu’aucun autre, ne parviendrait jamais à cacher.
Grandes du haut du pavillon à l’arrondi du lobe,
pas pointues, non pas du tout, velues non plus,
rouges, orangées, comme le soleil qui, à cette heure-là,
faisait le lent trajet de s’échapper.
Même le bonheur a ses horaires.


Quand Chuluun reprit conscience,
il comprit d’emblée que quelque chose avait changé.
Le granit de la roche ne lui tourmentait plus les reins,
il se sentait moins cassé, moins en équilibre perdu sur le bord de rien,
le vent ne lui ponçait plus le visage.
Et il sentit qu’il n’était plus seul.
Une respiration était là penchée sur lui
et un cœur battait qui n’était pas le sien.
Il entendit se froisser un tissu, une laine grossière se dit-il,
puis un liquide couler dans un gobelet en terre;
il le déduisit du son mat qu’aucun argent, qu’aucun métal,
qu’aucun bois non plus ne répercuterait jamais de cette manière-là,
presque maternelle.
Ça, il le savait. Ses oreilles le lui avaient appris.

L’odeur et la chaleur d’un thé au lait salé,
une main posée sur son front fiévreux,
un linge humide aussi.
Il y avait là des signes de générosité. 
Peut-être, s’il avait pu, se serait-il réjoui.
Tout en lui, du reste, en secret, se réjouissait,
mais l’épuisement était trop grand,
les membres, roués de fatigues, n’en étaient plus.

Et son yatga ?
Dans l’état dont il se sentait pris, pourrait-il encore en jouer ?
Il en devinait le bois, là, contre lui, et, sous ses doigts, les cordes
qu’il n’avait cessé, depuis des années, d’accorder, s’ennuyaient.
Il avait beau doucement, ô très doucement, les effleurer,
elles s’ennuyaient. Chuluun ne l’ignorait pas.
Il en connaissait presque tous les secrets, depuis ces années.
Les cordes du yatga sont comme les hommes
(comme les femmes sans doute aussi,
mais Chuluun n’en avait jamais croisé, des femmes,
c’était trop incroyablement beau, pas lui),
les cordes du yatga ont besoin de vibrer pour vivre, de chanter.
L’inactivité les fait s’oublier, se distendre, battre en retraite
et le son alors, suffoquant, s’épuise, finit par mourir, faute d’âme,
et la musique aussi, la vie.
Et le musicien aveugle le savait.
Mais là…

Le sage Ankhbaatar recueillit donc Chuluun.
Une petite chambre pauvre mais proprette pour l’aider à revenir à la vie.
Une couche, des murs d’un ocre rouille profond que le musicien caressa de ses mains,
pour la toilette une vasque en pierre, gros caillou bistre creusé,
une large fenêtre ouverte sur le printemps des sommets.
De tout cela, aveugle, il ne percevait que les volumes, les différentes chaleurs.
Des odeurs aussi, soulevées par un peu de vent. De pivoine. Poivrée.
D’ancolie, de renoncule et de gentiane.
C’était tout ça. C’était ce qui vivait.

Jour après jour, mais très précautionneusement,
le musicien aveugle aux grandes oreilles rouges
retrouva les restes de vie qu’il croyait avoir perdus.

Il ne prenait pas de place dans le monastère et sa musique,
ses chants un peu rauques, adoucis du son qu’il faisait naître
de son yatga, étaient vite devenus comme des humeurs
dans lesquelles les murs du temple se reconnaissaient.

Et puis vint le jour. Mais c’était une nuit.

Chuluun s’était assoupi, le front contre l’argile du mur
de sa petite chambre.
La nuit s’endormait elle aussi en même temps que la lune se levait.
On aurait pu croire que cette nuit-là il n’y aurait rien d’autre que cela.

Mais voilà, le sommeil n’en est pas toujours un. 

Il y eut l’emprise.

Ce que vit Chuluun cette nuit – oui, ce qu’il vit et vécut –
jamais aucun de nous ne put vraiment fidèlement
le restituer malgré les récits précis, un peu exaltés parfois,
du vieil Ankhbaatar de ce que lui avait raconté
le musicien errant.

Chuluun donc s’était endormi le front contre l’argile
du mur de sa petite chambre.
Le vent au dehors discrètement chantait encore un peu.
C’était une douce nuit de printemps qui s’amorçait.
La montagne avait l’haleine fraîche
qu’à cette époque de l’année on lui connaît.
Plus proche de la menthe et de la verveine que du yack réchauffé.
Chuluun ne voyait pas l’argent de la lune encore cachée
derrière le sommet, ni les étoiles,
mais il éprouvait l’indicible mystère de la noire lumière
des nuits qu’il ne verrait jamais.

Soudain un coup de vent fit s’ouvrir la fenêtre
et il sentit son corps se tendre de tous ses membres.
Il entendit des soupirs s’échapper à tire-d’aile vers des horizons qui n’existaient pas,
des chutes de cailloux,
des volcans contrariés,
des rivières en torrents,
des musiques insondables comme le sont les mensonges
qui ne se montrent pas, des feulements ouatés de draps froissés
par des corps angoissés,
des boucans d’engins lourds en bois qui, trainés,
raclaient des sols de gravier,
de plomb en grenaille, de mâchefer,
des chahuts de métaux venus de nulle part,
des oublis qui grotesquement dansaient pour qu’on ne les oublie pas.

Ce qu’il vit, d’abord il l’entendit.

Un vacarme presque mécanique de becs
et de gueules qui venaient manger la nuit et en tuaient le silence.
Des cris perçants d’oiseaux aux serres acérées.
C’étaient comme des grilles qu’on faisait glisser
sans se poser la question du bruit et dont l’ombre noire
se découpait sur des lumières qu’on avait inventées
et qu’il n’avait jamais sues.
C’était effrayant tout ça.

Chuluun sur sa couche se pelotonna.
Une peur au ventre.
Une peur qui ne venait pas seulement de l’extravagant vacarme
ou de la voix de stentor qui s’était fait entendre
et qui lui imposait de le suivre.
C’était une peur sourde et vertigineuse
de ce qu’il voyait pour la première fois.
Parce que, oui, des images avaient colonisé le vide
que ses yeux jusqu’alors lui relayaient.
C’était donc comme ça.

La voix le sommait de lui emboîter le pas.

Du bout des doigts il chercha son yatga; il était là.
Il devait l’emporter où il était ordonné qu’il irait. C’était exigé.
Chuluun donc suivit la voix.

Il sortit de la petite chambre.
Il parcourut, somnambule voyant, des vallées de silences humides.
La péremptoire voix l’y obligeait.
Il fallait se conformer à ce qu’elle commandait.

Et il découvrait d’occultes lumières boréales
qu’il avait toujours ignorées.
Comment aurait-il pu les connaître?
Il pensait y disparaître. Il y disparaissait sans doute.
Mais il suivait la voix comme elle lui en intimait l’ordre.
Il la suivit longtemps, c’était interminable,
sans rien connaître du but qui lui était imposé,
mais il savait déjà que jamais il n’aurait le courage de s’y soustraire.

Un homme très grand étrangement caparaçonné, résolu, déterminé,
marchait maintenant devant lui. Et un déconcertant silence,
troublé seulement par une pluie noire comme la nuit,
avait succédé aux raffuts.
Chuluun, ruisselait, s’exténuait, vacillait.

Le grand caparaçonné s’immobilisa enfin.
Il se retourna et parla. Impérieux. C’était la voix.

Mon maître, le plus grand des grands Khan, dont je suis le Darugha,
veut de toi, pour l’honorer, un chant sur ton yatga, lui le plus grand
des Khagan”.

Et le silence à nouveau s’imposa.
La pluie avait cessé de refroidir la nuit.
Mais rien cependant ne rentrait dans l’ordre naturel des choses.
Chuluun voyait.
Et il aurait voulu retourner à la nuit qu’il connaissait, retrouver
ses guenilles qu’on avait remplacées par un ample deel de soie
mordorée à la ceinture de cuir pourpré.

Mais une grande porte qui n’était pas une porte l’instant d’avant,
Chuluun l’aurait juré, s’ouvrit devant lui. 
Et soudain tout s’éclaira.

Poussé par une force à laquelle il ne pouvait opposer aucune résistance,
il entra malgré lui dans une immense salle très haute où l’attendaient,
assis sur des chaises basses en bois noir, quelques dizaines d’hommes
– nobles, leur vêture le disait – et, debout et raides, entourant une sorte
de surplomb fait de bois sculpté et de tissus précieux, dorés, anthracite
et indigo, des guerriers armés, tout de métal bardés.

Assis, les jambes écartées, le dos droit, au sommet du surplomb,
sur un large siège tendu de peaux de chèvre et de chameau,
un homme dont Chuluun ne voyait du visage qu’un masque noirâtre et jade,
intensément semblait attendre.

“Chante-nous, chante-nous la geste de notre Khan,
le plus grand des Khagan !”

Alors, Chuluun,
le barde aveugle, mais qui maintenant voyait, fut comme pris
dans une tempête ou plutôt une immense tornade argentée.
Ses pieds semblaient ne plus toucher terre, le vaste deel flottait
autour de lui amplement gonflé par le vent, il devenait oiseau,
léger, volant, et il sentit courir ses doigts sur les cordes vivantes
de son yatga comme jamais encore ils n’avaient pu le faire,
et de sa voix sortirent les plus beaux sons qu’aucun homme
jamais sur cette terre n’avait pu inventer,
et cette voix, devenue celle qu’on prête aux anges,
chantait les exploits du grand Khan qui,
là sur son imposant siège de peaux travaillées,
avait tombé le masque jade et noir et qui écoutait, glorieux,
le céleste chant que Chuluun n’avait aucun mal à improviser,
comme miraculeusement guidé par une divinité.

Le chantre infortuné vit des chœurs de belles vieilles femmes
à la peau sombre s’incliner jusqu’à toucher terre,
puis, soudain dévêtues, s’évaporer. 
Il y eut à nouveau la pluie noire dont il protégeait
son précieux instrument, et soudain des fureurs de grilles
violemment refermées derrière lui.

Il avait retrouvé ses guenilles, son grossier deel épuisé,
le chapeau qui ne cachait rien de ses grandes oreilles.
Et il marchait. Pieds nus. Les cailloux le blessaient.
Et le Darugha caparaçonné était là. 
Et il le suivait.

Il y eut encore le passage obligé du grand lac,
par ses berges, pieds mouillés, harassant trajet,
des sensations de grand froid, des solitudes de fin du monde.
La nuit était plus noire encore que la nuit
maintenant qu’il voyait.
Mais non, Chuluun ne voyait déjà plus. 
De nouveau il était aveugle et seul.
Simplement, il ne le savait pas
.


Un peu avant l’aurore, au pied du stûpa où, pour la première fois,
il l’avait recueilli, Ankhbaatar retrouva Chuluun inanimé,
son yatga serré contre sa poitrine.
On le transporta dans la petite chambre
dont on prit grand soin de fermer la fenêtre.
On le posa sur sa couche, son yatga à côté de lui.
Tant bien que mal, on le débarrassa de son deel détrempé
et, à l’aide de tissus chauffés par-dessus la braise d’un petit brasero
on sécha son corps nu. Puis, malgré la pesante inertie de sa carcasse éprouvée,
on lui passa un vêtement pauvre mais sec, afin qu’au moment où il
reviendrait de cette catalepsie qui le garrottait,
il ne perdît rien de sa dignité.

Il n’ouvrit les yeux qu’un très bref instant,
le temps de demander d’une voix qu’on ne lui connaissait pas,
comme venue d’au-delà de la vie
Où suis-je allé ?
Puis, à nouveau il s’abîma.

On avait beau tenter de le remettre sur pied,
tout de son corps s’abandonnait comme un pantin
sans fil et sans maintien.
Si bien que de manière irraisonnée Ankhbaatar un moment
le crut mort alors qu’il respirait encore.

Assis au pied du lit, le vieux sage désemparé se mit à veiller le pauvre musicien.
Les heures passèrent, le ciel perdit lentement ses lumières,
les oiseaux pour la plupart se turent,
Chuluun ne bougeait pas. La nuit advint.
Ankhbaatar avait allumé une petite lampe à huile
qu’il avait posée à côté de la couche
de manière à éclairer le visage extatique et creusé de Chuluun.
Le vieil homme luttait contre le sommeil.
Il sentait très confusément que s’il s’endormait
le musicien mourrait. Cette fois définitivement.

Une imposante lune rousse avait commencé d’éclairer la chambrette,
projetant sur les murs d’ocre rouille d’effrayantes ombres
que la petite lampe à huile ne suffisait pas à combattre.

Ankhbaatar frémissait. Une peur moite s’était emparée du moindre
de ses gestes, du plus petit de ses mouvements.
Il aurait voulu n’être pas là, mais savait qu’il devait.

Dehors, bravant la nuit, un vent s’était levé,
qui maintenant sourdement ronflait faisant craindre quelque menace.

C’est alors que, dans le corps et dans l’esprit du musicien aveugle,
tout sembla basculer.
Appelé par on ne sait quelle magistrale voix entendue de lui seul,
Chuluun, pétrifié, se leva, s’empara de son yatga, et comme guidé
par une inflexible main, comme inconscient de ses propres mouvements,
réduit à l’état de pitoyable fantoche, il quitta le temple.

Ankhbaatar, pourtant épouvanté, l’escorta à petits pas peureux. 
Jamais il ne se tenait à plus de deux foulées, anxieux de ce qui l’attendait.
Ils marchèrent ainsi tous les deux, l’un transporté, halluciné,
l’autre tremblant.

Ils arrivèrent sur les berges du lac aux abords d’un domaine
entouré de murailles que le vieux sage ne connaissait pas,
comme sorti de terre à l’instant où ses yeux le découvraient.

Chuluun avança encore jusqu’à toucher des doigts la pierre noire
dont était fait le haut rempart qui, soudain,
dans un effroyable entrechoquement de ceci de cela
qui ne se faisait pas connaître,
s’ouvrit, laissant apparaître une étrange pagode aux terrasses noires et or,
obliques, aux toits savamment ajourés d’où s’envolaient de larges
oiseaux noirs et bleus.
Et, au pied de l’inquiétante bâtisse, mangée de lourdes vapeurs venues
d’ailleurs, le musicien qui semblait s’être dédoublé,
branlait convulsivement, hagard et enfiévré, son yatga
en poussant de grands cris rauques dans une langue
qu’il ne connaissait pas
ou qui lui était dictée
ou qu’il inventait.

Ankhbaatar, écrasé de terreur, convaincu de ce qu’il était arrivé aux
confins de la vie, s’agenouilla.
Rien ne demeurait de lui; juste des peurs ajoutées à la pluie noire
qui avait commencé de tomber.

Il y eut alors une sorte de grand trou vide dans le temps.
Un courant d’air sans attente de rien.
Les heures furent comme happées.

C’était l’aube soudain sans qu’on ait pu toucher des yeux la fin de la nuit.

Le musicien errant, sorti d’un maléfique sortilège, et le vieux sage, harassé,
se retrouvèrent au-delà du grand lac, sur le chemin qui menait au Shankh,
le monastère protégé des grands vents à flanc de haute montagne.

Vous êtes ensorcelé, Chuluun !
Vous avez subi l’emprise, l’emprise vous a trouvé tel qu’elle exigeait
que vous fussiez. Elle vous emportera, ami. Et de ce trajet-là personne ne
revient. Mais ne vous inquiétez pas, dormez toute cette journée qui vient.
Je vous vêtirai durant votre sommeil de la parure contre laquelle aucun esprit
mauvais n’a de puissance.

Et tout ceci fut ainsi fait.

Le vieux sage entreprit, durant son sommeil, de tracer sur la chair du
pauvre musicien les incantations qui tuent les mauvais esprits. 
C’étaient des inscriptions hiéroglyphiques, rousses, qui gagnaient le corps
mais s’adressaient à l’âme.
Ankbaatar en couvrit le visage, le torse, les jambes, les pieds, le dos
de Chuluun endormi.
Même le ventre et le sexe n’en furent pas exclus.
Et on remit par-dessus un deel du même roux que celui des inscriptions.
Et on posa sur sa tête, veillant à ne pas le réveiller, un chapeau flamboyant
d’ocre, de pourpre, d’olive.
Puis Ankhbaatar à petits pas s’éclipsa.
La nuit tombait une nouvelle fois.

Tel un gisant cireux, Chuluun dormait.
Rien ne lui ressemblait dans cette nuit qui naissait.
Pas de musique, pas de respiration. 
Des paupières fermées sur des yeux inutilisés.


Et le Darugha apparut. Agité.
Il hurlait à la recherche du musicien, voulait un nouveau chant
pour le plus grand des Khagan, son Maître.
Mais rien.
Le musicien avait disparu, ne se faisait pas entendre.
Et le grand caparaçonné cherchait maintenant partout à savoir
où il le trouverait.

Les heures passèrent. Le monastère crut possible une paix. 
Ankhbaatar était rongé d’angoisses.
Avait-il bien fait ? Avait-il tout bien préservé ? Et puis, que se passerait-il
si son ami Chuluun venait à s’absenter dans le vent ? Il avait bien vécu
avant son arrivée incongrue, mais aujourd’hui tout était devenu si
différent. On a tellement besoin de l’étrange de l’autre.

Il y eut cette agitation alors, qui n’était relayée que par le vent. 
Il dit tant et tant de choses, le vent.
On avait vu le raide caparaçonné gesticuler et vociférer
à la recherche de Chuluun.
Dans le monastère, on veillait.
Puis, incompréhensiblement, le silence revint. Non comme un répit espéré
mais comme le retour redouté d’une incompréhensible menace.

À l’aube, un air tiède prit Ankhbaatar au visage. C’était bien.
Dans la chambrette, sur sa couche, Chuluun semblait dormir,
mais il n’était plus là.
Son chapeau bien en place ne cachait rien de ses oreilles arrachées.
Le pauvre musicien n’avait plus rien.

Ankhbaatar avait omis de couvrir ses belles grandes oreilles rouges
des signes protecteurs.

On n’avait jamais vu pleurer Ankhbaatar avant.





“L’emprise” est librement inspiré d’un texte d’Antonin Artaud :
“L’étonnante aventure du pauvre musicien”.