On pense, en entamant tout ceci, à des virginités.
Incongruité cependant
que ce qui consiste à imaginer vierge
un homme qui regarde et dit.
Sans se leurrer, s’en laisser conter.


Soirée

L’envie de dessiner plutôt que d’écrire. L’envie de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. Je mange, et dans ma distraction gastronomique, j’aperçois sur la table un visage, une forme possible, sans doute trace de casserole chaude. Je continue de manger, comme si je n’avais rien remarqué d’insolite. Mais mon regard est concerné, la petite bête commence à s’énerver. Bon, j’y vais. Chercher mon carnet, mon stylo. Et reprends la même place. Je fixe le même endroit. Mais ne retrouve plus du tout la même chose. J’étais parti pour dessiner. Et voilà qu’il me faut écrire que j’étais parti pour… Comme je n’aime pas mentir, oui, la forme, le visage, sont peu à peu revenus. Je me demande d’où ? Si je fait de passer d’une pièce à une autre est susceptible de bouleverser un monde aussi strict, autoritaire, déterminé, que celui des choses, ou des traces que laisse une casserole sur une table, à qui se fier ? J’avais d’abord pensé, en littérateur impénitent, que c’était l’œil d’Hölderlin qui soulevait la table. À bien regarder, observer, non. (On s’en doute.) C’est toujours un œil, certes, je n’ai pas menti sur ce point, mais celui d’Hölderlin, je crains que non. Au fait, c’est le nez qui m’étonne. Un nez possible. Résolument tracé, en noir. L’œil sensible aux teintes de la table, vaguement acajou, très nuancé. J’ai eu immédiatement envie d’ajouter : d’acajouter ! – ce sera tout pour aujourd’hui.
Une fois de plus, j’envie les peintres, qui peuvent exploiter l’absurde en toutes couleurs, j’allais dire : en toute tranquillités.



L’infirmière

Passé le plus clair – ou le plus obscur de mon temps, chez les docteurs de la ville. Madame qui tient, comme on dit, un café, et s’est toujours montrée extrêmement prévenante, m’avait conseillé Youinou. J’y suis allé hier, mais vraiment trop de monde. Y suis retourné aujourd’hui, vers trois heures. Salle d’attente funèbre, l’ampoule manque au bout du fil électrique, mais encore pas mal de monde. J’attends un peu, en lisant Combat puisque c’est jeudi et qu’il y a deux pages consacrées aux lettres. Comme d’habitude, lecture inutile. À force d’attendre, je me dis que T. doit s’impatienter. Je fonce chez un autre docteur, que Mme Lebrun, veuve, tenant un petit café où j’allais tous les matins boire un jus lors de mes précédents séjours (!) m’a recommandé. “Très bon accoucheur.” Bon. J’entre. Sonnerie. Puis silence. Où est la salle d’attente ? Cherche toujours. J’attends. Sort d’une porte – comment sortir d’une porte ? – un présumé malade, suivi, loquace, du présumé docteur. Il me voit. “C’est pour une consultation ? – Non, un renseignement. – Bon, allez vous asseoir.” Et hop, à nouveau entre quatre murs, avec ces curieux visages de futurs ou anciens ou présents malades, dont les mains saisissent fébrilement les monceaux d’âneries imagées accumulées sur la table. Je ne me sens pas très bien. Je me demande si je ne vais pas à mon tour tomber malade. Le docteur L. vient chercher un nouveau client. Il lui dit “entrez” de telle manière que pour le coup j’avale ma pipe. Dès qu’il a disparu, j’en fais autant, mais du côté de la rue. Une heure après, je suis dans la salle d’attente du docteur Youinou, premier nommé. Cinq personnes avant moi. Parmi lesquelles une maman qui berce son bébé, qui a peut-être une angine. “Avec ce temps, et ce brouillard, ce matin, vous avez vu ?” Bon. Mon tour arrive. “Ce n’est pas moi qui suis malade, c’est ma femme – extraordinaire de m’entendre prononcer ces mots ! – elle est enceinte, elle vomit, etc. – Oui, c’est pas drôle, on a bien assez d’embêtement comme ça.” Là-dessus, rapide auscultation de ma binette, ordonnance, et hop, chez le pharmacien. Où suppositoires. Et liquide vitaminé, donc, piqûres. Recherche d’une infirmière. On la trouve. Elle arrive. Entre soixante et soixante-dix ans. Elle boite. Elle a des rhumatismes. Assez éveillée, malgré l’heure. Elle en connaît un bout sur les fesses et les cris des malades. Elle me rejoint dans la cuisine où je fais chauffer de l’eau pour les seringues. Elle me dire que T. est enceinte – eh oui ! – elle se laisse dire qu’il y a pas mal de temps qu’elle a connu ça, et qu’on ne devrait pas se marier,; nous autres femmes, pour en arriver là. Je suis bien de son avis, quoique mâle. Piqûre faite – attention, criez, voilà, ce n’est rien – elle s’en va, boitillant, coiffe en tête. Elle revient demain matin, neuf heures. Il est temps d’aller se coucher.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire


Demain est un autre jour.
Il n’empêche qu’on puisse s’y trouver…

À demain, donc.