Des textes en prise directe avec le quotidien, annonçais-je hier.
J’aurais dû préciser avec la pratique du quotidien.
Voici.


Les fleurs

Des fleurs sur ma table, donc je ne suis pas seul. J’y pensais cet après-midi. Je ne suis plus seul. J’étais allé faire des courses. Chercher des flocons d’avoine pour elle, qui est malade. Enceinte. Curieux. Je marchais dans des rues mille fois parcourue en état de solitude absolue, et me venait à l’esprit : “Quelqu’un m’attend, se demande ce que je fabrique, si je ne bois pas un coup avec les copains.” J’étais occupé, comme les Allemands occupèrent Paris pendant la guerre. Mais là, content de l’être. Je me sentais une responsabilité. C’est ce que l’homme a trouvé de mieux pour respirer convenablement. Et ce coup effectivement bu, je m’entendais dire : “Il faut que je rentre.” Ce qui et le comble pour un type qui a vécu seul jusqu’à trente-cinq ans. Pour un célibataire. Je suis donc rentré, j’ai fait la cuisine. J’ai consciencieusement jeté des cuillers de flocons d’avoine dans le lait en ébullition. Je lui ai porté la chose. Apporté. La propriétaire, Mélanie, est venue me demander si j’oserais parler pour elle à Auguste M., mareyeur, demain matin. On lui en veut, parce qu’elle boit. Dit-on, dit-elle. Je le sais mieux que personne. N’importe, j’irai à la criée demain matin, à la recherche de ce monsieur qui me demandera sans doute de quoi je me mêle.



La vaisselle

J’avais oublié. Mais depuis que T. est malade, couchée, je fais la cuisine. Et par suite, la vaisselle. Gestes de femme. Je comprends mieux les femmes, en essuyant une assiette. Je regarde par la fenêtre, le torchon dans les mains. Il n’y a pas, à proprement parler, regard. Mais distraction. Mais total no man’s land, ou, en l’occurence, no woman’s land. Je pense à tout et à rien, dans une espèce de vacance, de réalité complice du robinet, du gaz, du torchon plus ou moins mouillé. Je ne sais plus ce qui peut m’arriver. Les gens qui ont des bonnes oublient très vite ce phénomène. Faire la vaisselle des autres, ce doit être beaucoup plus intéressant. Je voulais dire : horrible, mais ce serait retomber dans le plus bas moralisme. Quant à s’occuper des enfants des autres, j’y perds un peu mon latin; J’ai eu pas mal d’amis à bonnes. Invité chez eux, il m’était extrêmement difficile de “m’intéresser” à cette jeune, ou vieille personne. À peine si j’osais demander le prénom, ou le village natal, de cet être ambigu qui servait et desservait, avec laquelle on était d’une politesse qui me paraissait exagérée. Je prenais une petite revanche en allant au water, via la cuisine. Là, je savais tout. La misère et l’espoir. Je savais mon impuissance. Et je rentrais dans la salle à manger, pour le dessert, vaguement malhonnête, oui, c’est le mot, d’avoir osé parler normalement à une personne normale. Pendant le pousse-café, au salon, tout en discutant littérature, avec passion, quelque chose en moi s’émouvait au contact gélatineux de ce que nous venions d’ingurgiter et que cette jeune ou vieille demoiselle essuyait.


Extraits de Papiers collés (2)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Voilà. C’en est terminé pour aujourd’hui.
Demain, la suite.

On s’y retrouve ?