Avant d’entamer une nouvelle étape de notre perrosien périple, cette note :
Georges Perros était poète et, comme la plupart des poètes, il se souciait fort peu de recenser ses œuvres. Il les donnait à des revues, les envoyait à ses amis ou les offrait pour la fête des mouettes de Douarnenez…” (Éditions Finitude).

Neuvième journée donc.



Je vis en touriste. Je suis de passage par ici. Incapable de faire acte de présence. Je suis devant les hommes comme devant un paysage. J’en jouis à distance. Il n’y a guère que l’amour qui exige davantage. Hélas il ne saurait en être question. Depuis des mois j’ai perdu le sens du toucher amoureux. Depuis des années, celui de la possession d’un corps. Et je vieillis, sans emploi pour la bonne caresse qui me brûle le sang. Le grec et le latin me manquent pour dire brièvement toute l’amertume souterraine d’une telle situation. Et tout l’involontaire.



Arrêt de deux heures à B. J’écris ceci assis dans un café où mon ombre d’enfant me glisse des souvenirs ridicules. Jamais je ne vins seul dans cette brasserie, mais avec mes parents. Et voilà que je suis un homme, que je parcours le monde tout seul, que je commande un demi à un garçon qui m’a peut-être servi une grenadine, il y a treize ans. Les gens passent dans la rue, fleuve ininterrompu. Un démon m’a poussé vers le lycée où je me suis tant ennuyé; a ralenti mes pas, comme si les anciens embourbaient, reconnaissaient les nouveaux. Ce petit farfelu, cartable sous le bras, qui agace un caillou, ce fut moi. Nous fabriquons du souvenir. Mais vivre est une autre affaire. Et je me demande, maintenant que Paris s’est installé en moi, je me demande comment j’ai pu l’ignorer, comment j’ai pu être heureux, c’est-à-dire sans avenir rêvé, sans ambition, dans cette ville maussade, banale, à laquelle seules les montagnes proches donnent un semblant de justification. Je suis passé devant notre maison, j’ai jeté un coup d’œil sur la liste des noms des locataires actuels. Ils sont toujours là, les M., les W., les R. Treize ans ont passé. Ceux qui étaient jeunes, qui jouaient avec moi dans la rue, doivent être mariés, avoir des enfants, et je me vois débarquant dans leur salle à manger, ramifié par le souvenir, et eux cassant toutes mes branches, une à une.



Goût effréné de l’échec. De la mort. D’une certaine mort. Qui dispose pour un goût effréné de la vie. Pourvu qu’elle ne me demande rien. Si je joue, j’ai peur de gagner.



L’homme s’appartient quand il ne se compare plus à aucun homme.



Connaître l’homme, c’est cesser de se plaindre d’en être un.



J’ai été long à ne me trouver à l’aise que seul. Mais c’est seul que je respire le mieux. Pas très bien. La solitude est difficile. Mais les hommes instituaient un climat mauvais pour ma santé. L’air de la mer fait parfois du mal aux natures nerveuses. C’est exactement dans cette mesure que les hommes me faisaient du mal. Sans même parler de l’ennui qu’ils dégagent, de la sensation de mort. (Je suis un homme.) Même s’ils me fichaient la paix, au comble de la gentillesse ou de l’indifférence, de l’intérêt, de l’intelligence, du beau fixe entre humains, je me trouvais positivement mal. J’étais malade. Je suais. Tout homme entretenu, c’était une façon d’avancer ma mort. Donc seul pour raison de santé.
Il m’aurait fallu beaucoup d’esprit pour résister. Presque esprit contre nature. L’excès qu’ils pourraient me reprocher c’est en restant parmi eux qu’il se fût le mieux, le plus malsainement manifesté.
Nullement question de rester fidèle à soi-même. Fidèle à soi-même, c’est fidèle à son futur, non à son passé.


Extraits de Papiers collés (1)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Ce sera tout pour aujourd’hui. Demain une certaine suite. À naître encore.

À demain.