Georges Perros. Réflexions, notes et aphorismes. Sixième !



On trouve toujours des raisons à notre misère, à notre détresse. Certes, elles ne manquent pas. Mais elles nous abusent. Nous font croire que c’est à cause d’elles qu’on souffre. Souvent, c’est le foie qui ne va pas. Les misérables pensent que c’est la politique. Ce faisant, ils votent. Pour nourrir les politiciens. L’homme seul et sans préjugés sociaux va bien au-delà. Il se rend cruel par plaisir, pour abattre, croit-il, une à une les vraies raisons. Au lieu de regarder en avant, il marche à reculons revolver au poing, pour tuer ce qui est déjà mort, mais qu’il ressuscite en y pensant, en le sollicitant à nouveau.



L’honnêteté, ce serait de ne jamais penser à la place. Voilà qui limite notre champ. Mais nous donne une illusion de pesanteur, ce dont nous avons grand besoin.



Il est plus facile d’être honnête avec les choses, qui sont indifférentes à notre passion, qu’avec les hommes, que nous sommes condamnés à aimer. Tout le monde aime la nature. Se l’approprie sous prétexte de beauté. Se fait voir par elle. “Je suis allé à Tahiti” devient très vite : “Tahiti est venu à moi.” Tour de passe-passe dont l’homme seul fait les frais, car pour Tahiti, n’est-ce pas !… Donc, en disant que c’est beau, je fracture mon possible, j’agis comme si la chose avait besoin de mon regard, de mon prestigieux passage, pour exister. Comme si elle allait être flattée. Elle s’en moque éperdument.
Il faut voir aussi quelle importance nous mettons dans le : “Je vous aime” quand il s’adresse à un semblable. Seulement là, c’est plus compliqué. Là, nous attendons une réponse. Si le semblable vous demande froidement ce que vous entendez par là, vous sentirez votre Je vous aime se dégonfler comme pneu crevé. En général nous nous arrangeons à l’amiable, afin que dure ce jeu cruel, qui passe pour suprême. Mais voyons, bien sûr, nous nous aimons. Nous ne pouvons pas faire autrement. On n’arrête pas. On s’en vaporise, on s’en claque la peau. On s’en suicide. C‘est notre enfer. Quant à donner une définition du mot “amour”, grosse légume des arts et lettres, qui s’y risque s’y pique.
J’aime cette femme. Qui me le rend bien. On se connaît parfaitement. On se sépare. Ne me demandez pas la couleur de ses yeux, la forme de sa joue, la ligne de ses reins, le timbre de sa voix. Je ne l’ai jamais regardée. Ni écoutée. Mais aimée, admirée, oui. Nous étions si près l’un de l’autre que nous ne nous sommes pas vus. Quand j’étais jeune, je m’étonnais qu’on puisse aimer plusieurs femmes dans sa vie. Et même retourner à la première quand la dernière en date a fait son paquet. Serions-nous cette grande famille annoncée ? Je m’étonne toujours d’ailleurs. Mais pas de la même façon. Quand j’étais jeune, je me croyais immortel. J’ai changé d’avis.



Objectivité, c’est subjectivité saturée. Mais être objectif avant d’avoir bouffé du subjectif jusqu’à la nausée, c’est comme entrer dans une église parce qu’il pleut.



Le langage précis fait sortir l’homme d’un rêve dont il est, depuis l’origine, le mannequin bringuebalant.


Extraits de Papiers collés (1)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Voilà pour aujourd’hui. Demain une suite.
À demain donc.