Le Perros quotidien, quatrième !


Le plus évident c’est l’oubli. Tous les jours il faut refaire le trajet qui nous conduit à nos limites.



Je mentirais en disant que j’ai toujours eu la notion du mal. Mais telle est sa force qu’une fois déclarée en nous, il semble que jamais nous n’avons été dégagé de cet ensorcellement que tout, nature et individu, confirme et malheureusement exagère.
J’ai beau chercher, dévisser les planches un rien rouillées ou qui ont trop joué, de ma mémoire, je ne repère pas évidemment le déclic. Tant il est impossible de se totaliser, tant la durée travaille en nous, à notre insu. Tant nous avons tort quand nous affirmons, jugeons, dépassons nos limites dans ces régions.



L’habitude, c’est l’animal en nous.



Le drame, c’est que nous sommes toujours ce que nous sommes en dernier lieu. C’est pourquoi les autres ont du retard. Quand on parle à un écrivain de son dernier livre, lui l’a déjà oublié.



Le problème est le suivant : peut-on conserver, entretenir, exercer le peu ou prou d’esprit qu’on a sans le secours des autres, quels qu’ils soient ? Le simple fait de noter, et si possible perfectionner ce qui nous passe par la tête, est-il nécessaire et suffisant ? Les autres ne sont-ils pas obligatoirement, fatalement, impliqués dans cet acte, et dès lors n’est-il pas malhonnête, voire stupide, de travailler sur une croyance établie sur un faux ?
Je crois que la “pureté” est une idée de jeunesse mentale, impossible à dissoudre, ou même à tuer avant terme naturel. Il nous faut subir ce temps de pureté, même et surtout si notre intelligence en a décrété l’absurdité. On ne la brise que par des actes qui nous font d’autant plus souffrir qu’ils nous sont ridicules, mais inévitables si l’on veut en finir, crever l’abcès. C’est dans la solitude qu’on vient à bout de la mauvaise solitude.



Je suis sûrement un type agaçant. À cela, quelques raisons :
I. Je n’aime pas ce que j’écris. Mais j’écris.
II. Il n’y a que la solitude qui m’aille, comme un habit qui n’empêche ni l’écharpe ni le manteau.
III. Je me sens très normal, ne comprends rien à les difficultés.
IV. L’amour est à réinventer. Oui.
J’ai tous les jours la sensation très nette, la plus nette de toutes, que je suis foutu. Impossible de redresser le gouvernail. Qui se redresse tout seul. C’est un peu vexant.



On peut, à la rigueur, rencontrer une femme qui ressemble à la Joconde. Il est clair que la Joconde ne ressemble à aucune femme.


Extraits de Papiers collés (1)
Éditions Gallimard – L’Imaginaire

Je continue demain.
Vous y serez ?