Est-ce le soleil qui traditionnellement nous suggère un triste farniente ?
Seraient-ce les fatigues, les habitudes prises d’entrevoir juillet puis août
comme autant d’indolences, d’alanguissements, d’assoupissements ?
Allez savoir, mais on s’en fout !

Il me vient aujourd’hui, allez savoir pourquoi,
l’envie de partager avec vous un texte vieux de 85 ans.

Je dis « un texte », mais ce n’est pas d’un texte qu’il s’agit,
c’est un cri, une colère ;
une colère qui n’oublie en rien le déploiement de sa propre logique,
celle d’un homme qui a choisi d’aller au bout de sa douleur.
Difficile d’y résister.
D’autant qu’il nous force à réfléchir à nos propres réticences,
à nos propres refus des différences ;
d’autant qu’il nous apprend à hurler
avec la douleur qui est la sienne
mais dont on sait à l’instant même de ce hurlement
qu’il est avant tout le nôtre.
Et qu’on n’a dès lors pas à le singer.
Inconnu.
Jusqu’alors insenti, si j’ose dire ça comme ça.

C’est au prix souvent d’un regard dans le rétroviseur
qu’on prend la mesure de nos très relatives modernités.

Le contexte.
On est en 1935.
Un homme n’en finit pas.

Antonin Artaud,
poète, écrivain, comédien, metteur en scène,
théoricien du théâtre, dessinateur de génie
(son autoportrait ci-dessous s’en veut témoin)
volontiers peintre aussi, philosophe à rebrousse-poil,
pousseur de cris qui en valent la peine…
mais ne sont jamais entendus,
Antonin Artaud, oui,
qui n’en finit pas, n’en a jamais fini
de hurler que la vie est oblique,
et que nous ne faisons qu’obéir aux Totems
qui nous massacrent.
Ah nom de dieu !

Alors, ce texte que je vous promets,
alors, cette désespérance bouffée de la hargne
qui refuse d’obéir
à ceci, à cela, à n’importe quoi,
le voici,
le voilà.

C’est une lettre.
Elle est adressée « aux médecins-chefs des asiles de fous ».

C’est donc en 1935.
Il faudrait savoir. Mais les hurlements n’ont pas d’histoire.
On en parlera ?

Interné de force, Artaud écrit, hurle, cette lettre.

On réfléchit, on tremble.
Voilà :


Messieurs,

Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernements pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais, pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les plus utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ?

Antonin Artaud – Autoportrait – 1946


Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche pour laquelle il n’y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit.

Et quelle incarcération ! On sait – on ne sait pas assez- que les asiles, loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.

Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu’un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous selon la définition officielle, sont eux aussi, arbitrairement internés. Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité puisque aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.

Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.

Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n’avez d’avantage que celui de la force.



À bientôt ?


PS.: cette lettre mériterait bien plus de folie que là.
J’y arriverai peut-être. Un jour. On verra.