Illustration : Paola Piglia


Les autorités avaient ce matin-là déclaré retrouvée la “sanité” de l’air.
À la radio nationale d’abord, 
dans l’ensemble de la presse y compris télévisée ensuite.
Elles l’avaient fait – parce que ça, ça n’avait pas encore changé –
par le biais  d’un de ces communiqués volontiers ampoulés 
qui étaient la façon qu’avaient les autorités de s’autoriser une autorité.

Bref, on avait gagné,
dans le bras de fer qui nous opposait à l’épidémie,
le droit d’à nouveau librement respirer.

Les masques pouvaient dès lors être rangés,
on pourrait à nouveau se promener le nez au vent,
un bisou à la voisine, au voisin, 
ne rien éviter des embrassades, des proximités,
ne plus se méfier,
découcher, allez savoir…

Il n’y avait plus rien à craindre de l’air du temps.
Ça tombait bien, il faisait grand beau temps.
C’étaient des conditions idéales pour commencer à oublier les morts 
qui s’étaient dans les morgues entassés.
Le travail de résilience (dixit des “autorités” encore) pouvait commencer.

Alors, sortir ?
Alors, sortir.
C’est ce que, malgré son légendaire manque d’audace, 
Ferdinand Chabre décida de faire.

Et c’était vrai, 
l’air avait, semblait-il, retrouvé cette sanité évoquée par les autorités.
Il y avait un beau ciel dans le ciel
et les oiseaux étaient revenus.
En nombre, qui plus est.
Les merles chantaient, les martinets, n’en parlons pas
(et pourquoi donc n’en parlerait-on pas ?),
quelques mésanges dans un buisson fleuri aussi
s’en donnaient à cœur joie.
Et les femmes sans plus de masques avaient les jupes qui souriaient.
C’était le plein printemps,
mais avec un plus en plus.

Ferdinand Chabre se promenait,
goûtait sans mesure à cet immense et glorieux
je ne sais quoi
qui transcendait
tout ce qu’il voyait.
Jusqu’aux plus infimes choses.

Le bonheur était dans les détails.
Il croisa un groupe de policiers
sans ni casque ni armes ni contraventions même,
et qui le saluèrent,
c’est dire.
Le directeur de l’agence bancaire de la place de l’Hôtel de ville
avait installé sur le trottoir
trois transatlantiques et y accueillait ses clients
avec lesquels tout sourire il devisait.
Les étals de primeurs s’étaient tous convertis au bio…
Ferdinand Chabre n’en revenait pas.

Mais c’est la presse du matin qui lui réserva les plus grandes
et, en même temps, les plus belles surprises.
Le pouvoir avait, par décret avec effet immédiat,
interdit à la fois les riches et les pauvres,
obligeant les uns à donner aux autres ce qu’ils n’avaient pas,
jusqu’à ce qu’équilibre s’ensuive !

Mais aussi,
la pénibilité des plus durs métiers serait à l’avenir prise en compte,
les femmes se verraient remerciées, applaudies d’en être,
et la parité absolue devrait à l’avenir les rendre enfin libres de choisir,
de construire, d’inventer, au même titre que les hommes,
elles avec eux, eux avec elles,
la société mixte et tolérante à laquelle tout le monde aspirait.

Mais encore,
la vigilance se ferait aux frontières de la planète,
dans le respect non plus des États, mais des individus,
– qu’ils soient réunis en couples, en familles, en associations, en tribus –
dans leur intérêt.

Et puis,
les fleurs, les arbres, la verdure, les chats et les oiseaux
(sans que cette liste puisse s’imaginer exhaustive)
venaient d’être déclarés de première nécessité
et, en tant que tels, à protéger.

Mais surtout,
les experts financiers étaient condamnés
à mettre les coudes sur la table
et à s’enthousiasmer
du tournoiement des bras de la Grande Ourse,
en s’imprégnant de l’idée
(qu’ils ne comprenaient pas encore mais qu’un jour ils comprendraient)
que la vie n’est pas dans les cours de la bourse…
(Un poète, un jour, quelque part, avait inventé cette réquisition-là)

Cette dernière décision,
c’est dans les pages de papier rose du journal le Temps des finances
que Ferdinand Chabre, à sa grande surprise, en prit connaissance.

Sur ce, il alla,
guilleret, léger comme n’importe quelle plume,
prendre un cappuccino et un gâteau au rhum-raisins
dans la petite cafétéria au rez-de-chaussée de chez lui.

C’était un beau printemps, une belle vie.

Puis, la tête dans les étoiles,
il remonta les marches qui le séparaient de son petit appartement.
Le soir avait commencé de rosir le ciel bleu.

Ferdinand Chabre se doucha,
puis les dents,
et ces sortes de choses qu’on fait avant de, de, ou de.

Il se glissa dans son lit encore un peu défait du matin.
Il était là, qui dormait à côté de lui, pas encore réveillé,
un peu défait peut-être lui aussi..

Le soleil ne s’était pas encore levé.

Combien de jours encore à vivre confiné ?
Après avoir vérifié son stock de masques posés à côté du lit,
il se prit dans ses bras
et s’endormit.



Espoir, désespoir, ceci en contrepoint…