Je me rappelle Jean Tardieu.

On avait cet âge-là où on “faisait du théâtre” au lycée ou ailleurs, dans une quelconque Académie d’art dramatique, je ne sais plus trop bien. Et on s’emberlificotait dans les mots tronqués de cette courte pièce “Un mot pour un autre”, de Jean Tardieu, qui, dans son titre, semblait dire tout ce qu’on pouvait attendre d’un comique né d’erreurs langagières, de contrepèteries et autres facilités qu’offre aux naïfs la langue quand elle commence à faire mine de penser.

C’était sans danger, c’était ludique, c’était même, croyait-on, innocent.
Et ça avait beaucoup ri lors des quelques représentations données je ne sais plus trop où.

On était rentré chez soi léger, content de sa soirée, on esquissait çà et là quelque jeu de mots né de l’ivresse du rire et de la représentation.
Ça faisait du bien de ne pas se prendre la tête avec les mots.

On avait quinze, seize, dix-sept ans.

On avait l’âge où se tromper n’avait ni trop de sens ni trop de conséquences.
On improvisait la langue.

Vinrent ensuite la réflexion, les tentatives de connaissance, la philologie, la philosophie, la sémantique, que sais-je ? pour certains.
Vint aussi le besoin – pour que les choses existent telles qu’on aimerait croire et dire qu’elle sont – de choisir, après réflexion, le mot; celui qui à lui seul suffira (croit-on en tous cas).

On découvre qu’un mot, s’il est pris pour un autre, ne se représente plus; qu’il veut dire ce que cet autre mot signifie.
On découvre dès lors l’unicité du mot qui, même si elle semble relative, ne peut, faute d’être à dessein utilisée, être remplacée par une approximation (pour une antinomie, c’est pire encore) qui ferait de son sens un sens dégénéré.

Et pourtant.
On a, lentement mais inexorablement, pris conscience, qu’un mot – le moindre même – est une responsabilité.


Je reçois aujourd’hui, de mon ami Jehan, de temps à autres présent ici dans les commentaires de ce blog, une information que je relaie d’autant plus volontiers qu’elle touche de près certaines des préoccupations qui sont le moteur de ce même blog.


Cette information donc :

« Un collectif d’écrivains et d’essayistes, parmi lesquels Erri De Luca, Philippe Sands ou Roberto Saviano, s’indigne dans une tribune au « Monde » de la dénomination d’un commissariat « pour la protection de notre mode de vie européen » qui distille, selon eux, l’image d’une « Europe forteresse » et, avec elle, l’idée de peur.« 


« Madame la Présidente, les mots font l’Histoire.

Entre les frasques tragicomiques du président américain et les échos d’une saga du Brexit aussi burlesque qu’inquiétante, nous est parvenu l’organigramme de la nouvelle Commission européenne établie sous votre égide de Présidente. On nous dit, Madame von der Leyen, que vous avez pris soin de choisir précieusement les dénominations de chaque Commissariat et de ses missions.

Vous connaissez donc le poids des mots. Nous sommes dès lors d’autant plus indignés de voir l’ancien nom de Commissaire pour la Migration, les Affaires intérieures et la Citoyenneté devenir celui « Pour la protection de notre mode de vie européen ». Dans cet intitulé, chaque mot ou presque dit quelque chose que nous, lauréats du Prix du livre européen remis au Parlement européen depuis sa création en 2007, romanciers et essayistes attachés aussi profondément que lucidement à l’idée européenne, ne pouvons que réprouver.

Parler de « protection » appelle dès l’abord à la défensive, comme s’il fallait, dans une Europe transformée en forteresse, nous défendre contre une invasion extérieure. Vous ne faites là, Madame, que la courte échelle aux individus qui font commerce de ce fantasme et aux mouvements qui prospèrent sur la peur des peuples. Peur de qui ? Pour protéger quoi ? Un esprit ? Une âme, pour autant qu’on puisse en définir les contours européens ?

Non, même pas : vous entendez garantir « notre mode de vie européen ». On est troublé en pensant au terme « notre », qui s’érige face à un « leur » indistinct et étranger. On frémit en lisant celui de « vie » quand, chaque jour et chaque nuit, en Méditerranée et aux frontières de l’Europe, meurent des femmes et des hommes abandonnés à leur sort et à notre incurie. Et on est heurté en voyant s’afficher, comme en étendard ou sur un placard publicitaire, les mots « mode de vie » ou « way of life » ! Pourquoi pas « notre confort de vie » ?

Nous voulons, Madame la Présidente, parler, nous, de culture, la culture qui fait partie des attributions du même commissaire Margaritis Schinas, aux côtés du sport, de la sécurité et de la migration. Nous voulons parler, nous, d’ouverture, de dialogue et d’échange. D’humanisme, cet humanisme qui, en dépit des horreurs dont l’Europe a été coupable à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, a imprégné sa pensée au cours des siècles. Nous voulons nous projeter vers l’extérieur et l’avenir et non nous replier, frileux, à l’intérieur de nos frontières et sur un passé que l’on mythifie à force de craindre sa disparition.

Les mots font l’Histoire, Madame la Présidente. Nous ne vous souhaitons pas d’entamer votre mandature lestée du poids de mots sinistres qui renvoient aux pires démons de l’Europe. Nous attendons avec confiance le changement de dénomination du Commissariat de M. Schinas. Et nous nous tournons vers le Parlement européen pour refuser à la plus grande majorité possible le nom actuel. Parce que les mots peuvent nous sauver. Ou nous perdre. »


Un mot pour un autre ?
Une intention davantage qu’un mot, sans doute.



À bientôt ?