Douzième des treize étapes de ces lectures que je vous propose cet été.
Les illustrations, je le rappellerai à chaque édition, sont des créations originales de

Gaëlle Boissonnard dont on peut visiter le site ici, le blog ici.


XII. La chambre d’enfant


Ça faisait maintenant des heures, semblait-il à Ardashir, qu’il se morfondait
dans l’obscurité de sa chambre d’enfant. Des heures, mais surtout une éternité,
c’est-à-dire un temps impossible à déterminer. Un non-temps en quelque sorte.
Ardashir, avait soixante-dix-huit ans.
C’était la première fois qu’il s’y retrouvait depuis plus de soixante années,
dans la petite chambre.
Rien, crut-t-il, n’y avait changé.
Comme si, pétrifié, le temps avait hiberné et, pendant tout ce temps, oublié
de respirer.
Comme si rien de sa fuite vers l’ailleurs, alors qu’il n’était encore qu’un adolescent,
n’avait troublé l’étale cours des choses.

Aujourd’hui il y était revenu. Pourquoi ?
Pour savoir si tout cela avait existé ou pour confronter à la réalité les minutes
de sa mémoire ? Peut-être, tout simplement, pour découvrir à quelle aune
il lui fallait mesurer le mouvement puis le ralentissement des jours qui le séparaient,
l’avaient séparé, de cette époque où il cherchait encore à être vivant
et qui lentement avait glissé dans les oublis et les replis de la vieillesse.

Dans l’unique fauteuil qui était là, près du lit, il s’était assoupi.
Peut-être seulement un court moment.
Peut-être plus longtemps, il ne sut pas.
Pas assez longtemps en tous cas pour que la bougie dont il s’était éclairé
s’endormît elle aussi.

Il s’était réveillé. Il s’était relevé. Difficilement.
Le fauteuil trop profond l’avait comme aspiré
et la gymnastique de s’en extraire fut longue et pénible.

Et là, au moment de quitter, impossible de rouvrir la porte par laquelle il était entré.
Les deux petites fenêtres aussi étaient fermées et les volets baissés.
Ardashir ne comprenait pas.
Il s’était d’abord obstiné, avait présumé de ses faibles forces et s’était ruiné
une épaule à vouloir forcer l’ouverture, mais rien.
C’était comme si le bois, gonflé par une soudaine humidité, interdisant tout
mouvement de la porte à l’intérieur du chambranle, s’était transmué en geôlier.

Il dut abandonner.
Il était bel et bien enfermé.
Il avait tenté d’appeler, mais sa voix était trop
faible et la maison, depuis longtemps, de tout occupant vidée. À quoi bon ?

La petite bougie avait fini par s’éteindre et Ardashir maintenant était tout entier noyé
dans la plus profonde obscurité.
Plus d’angles, plus de volumes, plus de distances. Que des limites.
Il ne faisait pas noir, il ne faisait rien. 
Ou alors il faisait vide. Un vide d’aveugle.
Sans perspectives. Un vide mou dont, invisibles, les frontières étaient d’une
âpre rigidité, d’une sévérité que son âge ne pouvait hélas songer à surmonter
ou même à contourner.

Ça faisait donc des heures qu’il se morfondait
dans ce qui avait été sa chambre d’enfant.
Il fut un temps où la porte n’aurait pu résister à ses assauts.
Il fut un temps où les vitres auraient tôt valsé en éclats et où les volets
auraient suivi le même chemin.
Il fut un temps où rien ne l’aurait empêché de sortir.
Il fut un temps, mais.

Épuisé, il s’était allongé sur le petit lit qui, depuis toutes ces années,
n’avait, pensait-il, pas bougé.
Par habitude, comme pour s’endormir alors qu’il n’en avait nulle envie,
il avait fermé les yeux.
Il en avait constaté l’inutilité.
Tout était nuit. Il faisait noir jusqu’à l’intérieur le plus secret de lui.

Dehors aussi, du reste, il devait faire nuit.

Faute de lumière qui lui aurait permis d’explorer, à la recherche d’un
quelconque moyen de s’en sortir, les murs, les recoins de la chambrette,
le petit meuble où reposaient trois ou quatre livres, que sais-je ? Ardashir,
couché donc, sur le dos, inerte, avait entrepris d’imaginer le temps.
Non pas le temps qu’il faisait dehors, mais celui, immobile ou presque, qui
lentement passait, si lentement, lui semblait-il.
Ce temps qui le séparait aussi bien, mais de manière très inégale, du début
que de la fin.

Il eut envie de parler. Un besoin qui le dépassait, qu’il n’arrivait pas à comprendre,
encore moins à analyser. Il prononça deux trois mots. Sans les trier. Lesquels ?
personne ne sait, mais c’était dans la belle langue chantante qui était la sienne
et que plus personne, à vrai dire, ne parlait plus.
Ils vinrent, en trilles tremblants, cogner doucement les murs, puis s’engourdir
dans le silence.

Il se trouva ridicule.

Les mots, quand ils ne s’adressent à personne, ne servent à rien.
Il en avait conscience depuis ces années de solitude qui l’avaient vu réprimer
toute tentation de se parler seul à seul.
Soliloquer dans le noir comme un vieillard sénile en quête d’un petit rabiot de vie ?
Non.

Il se tut. 
Se demanda ce qu’était cette humide chaleur qui lui coulait des yeux,
s’il ne pleurait pas un peu.
Ne chercha pas à savoir. Laissa faire.
Et repensa aux temps.
Ceux qu’il avait traversés depuis celui de son enfance, de son adolescence,
celui de cette petite chambre dans laquelle il était aujourd’hui comme un gamin
qui a fait des bêtises et qu’on a enfermé.
Ceux aussi de l’âge adulte,
des amours difficiles, des gloires dérisoires, des fausses puissances,
des mensonges qu’on dit obligatoires, des amitiés trahies.
Et puis ceux de l’altération, de la nuque qui ploie, du dos qui se voûte,
des premières
odeurs du vieillissement

Ce n’était pas rien de penser à ces temps-là. Comment ne pas les mélanger ?
Comment retrouver avec précision l’étrange succession des choses mêlées,
enchevêtrées, qu’on appelle généralement – mais n’est-ce pas à tort ? – une vie ?
Comment ne pas se laisser manger par l’insécurité de l’âge qui avale la mémoire
bien plus vite qu’on le craignait, et qui fait que, si on ne la perd pas vraiment
ou pas encore, cette mémoire à laquelle on tient tant, on en gomme lentement
et irréversiblement la minute ?

Ardashir dans sa nuit ne pouvait admettre qu’il était là désemparé
– nos exploits ont nos limites.

La petite chambre le faisait se sentir vieux et,
de ses incapacités à se concentrer sur ses souvenirs, il se sentait sale.
Comme si les souvenirs une fois retrouvés (mais auraient-ils pu l’être ?),
une fois ordonnés (comment faire ?),
auraient eu le pouvoir de le laver. Comme si la vraie saleté n’avait pas été,
le plus simplement du monde,
le plus ignoblement aussi, l’âge.
Mais non, c’était l’absence de lumière surtout qui l’éclaboussait, se prétendait-il.
Et sans doute cette absence de lumière était-elle précisément l’âge.
L’âge qui froisse les fiertés.


À la recherche de ses souvenirs, il croisa le beau visage de Bahareh.

Bahareh.
Le lumineux prénom lui était revenu comme une fulgurance.
Pas seulement un prénom,
une élégance qui subjugue toujours les hommes tant ils en sont dépourvus.
Bahareh,
un prénom aussi mystérieux que peut l’être le titre d’un dastgâh.
Bahareh qui avait été sa femme.

Était-elle morte ?
Avait-elle disparu un soir, comme font parfois les femmes qui souffrent
d’être celles des hommes et ne l’acceptent pas, à la recherche de ce que
l’homme lui refusait ?
Il ne se le rappelait pas.

La mémoire était devenue comme un chinois qui ne retiendrait plus rien
et éparpillerait sans discernement ce dont on le remplit.

Ardashir se rendormit et se réveilla plusieurs fois. 
Le noir toujours aussi noir, le vide aussi.
Et la fatigue, méchamment s’obstinait,
l’accompagnait

Il lui sembla parfois que l’océan venait déchirer le silence de la petite chambre.
C’est vrai qu’il n’était pas bien loin, l’océan.
Une autre fois, ç’avait été un lointain appel à la prière, amorti par il ne savait quelle indifférence.

Concentré sur les limites données au temps par l’obscurité, Ardashir ne pria pas.
Belle lurette qu’il avait oublié ça. Était-ce un bien ? Il avait toujours eu de
ses croyances la dignité, sans exaltation. C’était son humilité.
Mais cet appel à la prière auquel il ne répondit pas lui fit davantage encore prendre
conscience du temps en train de s’écouler.
La prière est affaire d’hommes, elle a un temps, régulièrement répété.
Elle scande les journées comme des rappels à l’ordre.
Elle scande l’espoir obligé.
Celui-là, pas un autre. Elle interdit de se tromper d’espoir.
Pour elle, il n’y en a pas d’autre que celui auquel elle se dédie.

Était-ce le premier appel qu’il venait d’entendre ?
le second, le dixième, le vingtième ? Le dernier ?
Serait-ce son dernier ? Il ne savait pas. Bien sûr.
La faim, un début de faim au moins, aurait dû, bien plus que le temps des prières,
l’informer du temps passé, mais à cet âge-là on n’a plus faim, vous comprenez ?

Ardashir se demanda si le temps existait vraiment, ou si c’était une invention
de l’homme pour mater l’homme.
Le chat des sables ou celui de Pallas se rendent-ils à l’heure à un rendez-vous ?
Mangent-ils parce que c’est l’heure du repas ou parce qu’ils ont faim ?
Et les oiseaux ? Comment imaginer un oiseau obéissant et qui scrute sa montre-bracelet
pour coller à l’horloge du temps ?

Dans sa nuit, Ardashir sourit à cette frivole idée-là.
Il prit conscience de ce qu’il était possible de sourire même quand on est désespéré.
Même quand c’est de vieillesse et d’oubli qu’on l’est.

Une nouvelle fois, il se rendormit.

Il rêva d’enfants qu’il n’avait pas eus.
De Bahareh peut-être aussi. 
On ne peut pas savoir.




Quand Chayan emmena Houshang et Kourosh, ses deux amis,
visiter la petite chambre qu’il avait louée sur le vieux port,
l’océan s’était calmé.
Pendant trois longues journées et autant de nuits,
les grands vents de saison l’avaient encouragé à lâcher ses marées.
Le jeune homme avait craint que le logement qui devait être le sien
pour la durée de ses études eût souffert, comme bien d’autres, de cet épisode
qu’une nature rageuse avait envoyé à des hommes qui ne la respectait plus.

Les trois compères eurent un peu de mal à ouvrir la porte.
Le chambranle semblait avoir souffert.
Sur le petit lit en fer, un vieil homme dormait.
Houshang se pencha sur lui.
Son vêtement, à l’épaule droite était déchiré.

Il ne respirait plus.

On interrogea le voisinage. 
Personne ne le reconnut.
Personne ne le connaissait.