Toni Morrison.
Prix Pulitzer 1988
Prix Nobel de littérature 1993. (oui, oui, attribué à une femme, ça arrive parfois !)

L’origine des autres.

Une lecture décapante dont nos certitudes ne sortent pas intactes.
Il y a là, comme quelque chose de l’ordre d’une arme à sous-munitions, armes, on le sait, dont les dégâts ne sont pas à déplorer seulement sur les cibles initiales, mais aussi dans l’environnement plus ou moins large qui est le leur…
Pas question bien sûr, chez Toni Morrisson, d’armes autres que celles de l’intelligence, de la sagesse, de l’observation, de la sociologie, voire de la philosophie. La comparaison ne vaut que dans le fait que son essai « L’Origine des autres” n’a pas – et ce n’est pas si fréquents – pour unique cible les convaincus de ses propos, les intellos acquis, ceux qui sont déjà entrés dans les processus d’une pensée volontiers copernicienne qui nous fait prendre conscience que nous ne sommes pas le centre (si ce n’est de nos propres préoccupations) mais des satellites de ce nous imaginons le centre…

Je n’en dis pas davantage si ce n’est qu’à une heure où beaucoup trouvent qu’il y a trop d’étrangers, les mêmes oublient que nous sommes tous des étrangers et que l’invention de l’autre n’a pour seul but que nous faire croire que nous sommes supérieur, meilleur que lui…

Écriture simple, directe, parfois naïve même, j’ai extrait ceci de ce court ouvrage (une manière d’historiette) dont l’extrême lucidité ne laissera pas, on l’espère, intacts un certain nombre de préjugés qu’il dénonce après, seulement après, les avoirs étudiés et éclairés.

Je suis dans ma propriété – nouvellement acquise – près d’une rivière et je marche dans mon jardin lorsque j’aperçois une femme assise sur la digue, en bordure du jardin d’une voisine. Une canne à pêche fabriquée maison dessine un arc qui pénètre dans l’eau à quelque distance de sa main. Un sentiment d’hospitalité m’envahit. Je m’avance vers elle, je vais tout droit jusqu’à la clôture qui sépare ma maison de celle de la voisine et je remarque avec plaisir les vêtements qu’elle porte : des chaussures d’homme, un chapeau d’homme, un pull terne élimé par-dessus une longue robe noire. Cette femme est noire. Elle tourne la tête et me salue d’un sourire facile en me demandant ; «Comment ça va ?» Elle me dit son nom (Mère Quelque-Chose) et nous discutons un moment – quinze minute environ – de recettes de poisson, du temps qu’il fait et des enfants. Quand je lui demande si elle habite ici, elle répond que non. Elle habite dans un village tout proche, mais la propriétaire de la maison la laisse venir à cet endroit dès qu’elle a envie de pêcher, donc elle vient toutes les semaines, parfois plusieurs jours d’affilée quand c’est la saison de la perche ou du poisson-chat, et même sans cela, parce qu’elle aime bien aussi l’anguille et qu’il y en a tout le temps. Elle est spirituelle et pleine de cette sagesse que les vieilles femmes semblent toujours parfaitement maîtriser. Quand nous nous quittons, il est entendu qu’elle sera là le lendemain ou très peu de temps après, et que nous nous retrouverons. J’imagine d’autres conversations avec elle. Je vais l’inviter chez moi pour prendre un café, échanger des histoires, rire. Elle me rappelle quelqu’un, quelque chose. J’imagine une amitié, occasionnelle, facile, délicieuse.

Le lendemain, elle n’est pas là. Les jours suivants, elle n’est pas là non plus. Et tous les matins, je la cherche. L’été passe et je ne l’ai pas revue du tout. Finalement, j’aborde la voisine pour l’interroger sur cette femme et suis stupéfaite d’apprendre qu’elle ne sait pas de quoi ni de qui je parle. Aucune vieille femme n’a pêché assise sur son mur – jamais – et aucune n’a obtenu l’autorisation de le faire. J’en conclus que la pêcheuse m’a raconté des bobards sur cette autorisation et qu’elle a profité des fréquentes absences de la voisine pour braconner. Le fait de la présence de la voisine est bien la preuve que cette femme ne serait pas là. Au cours des mois suivants, je demande à beaucoup de monde s’ils connaissent Mère Quelque-Chose. Personne, pas même des gens qui vivent depuis soixante-dix ans dans les villages d’à-côté, n’a jamais entendu parler d’elle.

Je me suis sentie flouée, perplexe, mais aussi amusée, et je me demande de temps à autre si je n’ai pas rêvé cette femme. Dans tous les cas, me dis-je, c’était une rencontre qui n’avait qu’une valeur anecdotique. Tout de même. Peu à peu, ma stupéfaction première fait place à la contrariété, puis à l’amertume. Une certaine vue de mes fenêtre est désormais privée de cette visiteuse et me rappelle chaque matin sa tromperie et ma déception. Que faisait-elle dans ce quartier, d’ailleurs ? Elle ne conduisait pas, il lui fallait marcher six kilomètres si elle habitait vraiment là où elle disait habiter. Comment pourrait-on la manquer, sur la route, avec ce chapeau, ces affreuses chaussures ? J’essaie de comprendre l’immensité de mon dépit et pourquoi une femme à qui j’ai parlé quinze minutes me manque. Je n’aboutis à rien, si ce n’est à l’explication mesquine voulant qu’elle ait pénétré dans mon espace (à côté, en tout cas : à la limite de propriété, au bord, juste à la clôture, où se passent toujours les choses les plus intéressantes) et sous-entendu des promesses de camaraderie féminine, d’occasions pour moi d’être généreuse, d’être protégée et de protéger. À présent, elle a disparu, emportant avec elle ma bonne opinion de moi-même, ce qui, évidemment, est impardonnable. Et n’est-ce pas là le genre de chose que nous craignons que ne fassent les étrangers ? Déranger. Trahir. Prouver qu’ils ne sont pas comme nous ? Voilà pourquoi il est si difficile de savoir quoi faire avec eux. L’amour que les prophètes nous ont exhortés à offrir à l’étranger est le même amour que celui qu’a pu révéler Jean-Paul Sartre comme étant le mensonge même de l’Enfer. La fameuse réplique de Huis clos, «L’enfer, c’est les autres», soulève l’hypothèse que «les autres» sont responsables de la transformation d’un monde personnel en enfer public.

Toni Morrison.
L’origine des autres.

Christian Bourgois Éditeur
91 pages / 13 €

Bonne lecture !